8.8.19

sinople : rouge comme le vert


  Peu avant mon départ pour Cerisy, j'ai regardé dans une librairie la 4e de couv' d'un poche qui avait attiré mon attention, Les émeraudes de Satan, de Mathieu Bertrand.
  Il y est question d'une quête pour retrouver les sept émeraudes d'une couronne diabolique découverte à Jérusalem par les Templiers... Le Pape charge Paul Kaminsky, des services secrets du Vatican, de cette mission, mais le mystérieux Ordre Epsilon désire aussi les pierres...

  Des émeraudes et de l'Epsilon, voilà qui m'évoque aussitôt Les lieux-dits, sa fiole verte, de sinople dirait l'héraldiste, contenant un élixir rouge, comme le vase d'émeraude du Graal contenant le sang du Christ, et plusieurs allusions du roman confirment cette piste. Il y a aussi ses deux frères EPSILON, dont l'anagramme L'ESPION est explicitement donnée; c'est au lecteur qu'il revient de voir une autre anagramme dans le square LENPOIS, où a été expérimenté l'élixir, mais le mot SINOPLE est absent du roman.
  Bref j'ai acheté Les émeraudes de Satan, et sa lecture a d'étranges résonances ricardoliennes.

  Le roman a 24 chapitres. Son chapitre 8 est L'Ordre Epsilon, fraternité composée de 9 membres issus de l'élite mondiale, pesant secrètement sur toutes les grandes orientations depuis le début du XIXe siècle.
  Son chapitre 16 est intitulé L'espion, un agent de l'Ordre Epsilon très haut placé dans la hiérarchie vaticane.
  8-16 suggère 8-16-24: le chapitre 24 et dernier est intitulé Le couronnement. Les émeraudes ont été toutes décou-vertes, et serties sur la couronne originelle. Le Pape doit s'en coiffer lors d'une cérémonie annoncée comme un changement décisif dans l'histoire de la religion...

  Le sinople serait donc particulièrement à l'honneur dans ce dernier chapitre, contribuant à une structure 8-8-8 dessinée par les chapitres 8-16-24.
  Incidemment, je connaissais le sinople et n'avais pas pris la peine de me renseigner plus avant pour mon intervention à Cerisy où il était précisément question des anagrammes EPSILON-L'ESPION-SINOPLE, et j'apprends avec stupeur en me demandant soudain l'origine de ce mot que sinople désignait auparavant le rouge en héraldique, le vert étant la prasine. Les raisons de ce renversement  au XIVe siècle sont obscures, mais il apparaît crucial pour Les lieux-dits, où il est insisté sur la complémentarité du rouge et du vert, et où il y a deux frères Epsilon, qui sont dits pratiquer "deux fétichismes adverses"; l'un est antiquaire, et a affaire aux "choses", l'autre est libraire, et a affaire aux "mots". Avec le Jardin des Oppositions LENPOIS, il me semble qu'on pourrait voir ici un dispositif conçu à partir du générateur SINOPLE, l'anagramme L'ESPION étant explicite pour inciter à chercher d'autres anagrammes de EPSILON.
  Curiosité: l'espinol est en espagnol un suc tiré de l'épinard, lequel s'écrivait il y a peu EPINARS (comme ici dans l'Encyclopédie de Diderot), anagramme de PRASINE, le premier nom héraldique du vert.
  Mon intervention m'a fait mentionner l'éventuelle étymologie rapiens pour les lions "rampants" du paquet rouge de Pall Mall. RAPIENS est une autre anagramme exacte de PRASINE
  Le SINOPLE, originellement teinture rouge, venait plus logiquement de la terre ocre de la région de Sinop (ou Sinope), en Turquie. Mon intervention m'a fait évoquer, à partir de MAADRBRE, adam, "homme" en hébreu, edom, la couleur rouge, et adama, l'argile rouge.

Note: çoeur dp, qui vient de lire ce billet mais qui n'a pas lu Les lieux-dits, m'écrit que vert-rouge lui fait penser au verrou, et au tableau de Fragonard. Elle ignorait qu'il y a dans le roman de Ricardou diverses allusions au tableau, voilées mais néanmoins assez claires pour que Le verrou ait été choisi comme illustration de la nouvelle édition des Lieux-dits.
  Chapitre Chaumont, le libraire Epsilon montre à Atta et Olivier une toile d'Albert Crucis, Réflexion, montrant une chambre où est fixée au mur une gravure galante, dont la description est en tout point conforme au Verrou. Le décor de la chambre a des points communs avec cette gravure galante, et après la disparition de Crucis, elle a été recréée à l'hôtel de Monteaux, et nommée Chambre de l'Exposition.
  Chapitre Monteaux, Atta et Olivier visitent le laboratoire, un laboratoire qui a été dit par ailleurs être à Belcroix, ainsi le couple passerait bien à Belcroix, mais sans respecter l'ordre alphabétique. Le directeur leur parle de l'unique fiole qui reste de l'élixir de Gallois, un flacon émeraude contenant un liquide pourpre, et leur demande d'attendre pendant qu'il va le chercher, offrant à chacun une cigarette Pall Mall.
  Pendant l'attente, Atta dit à Olivier qu'elle se verrait plutôt avec lui dans la Chambre de l'Exposition, à Monteaux, et elle les voit jouer la scène de la gravure, lui fermant le loquet de la porte, elle tentant de l'en empêcher...
  Dans les deux descriptions sont employés les mots "loquet", "targette", mais jamais "verrou", "vert-roux"... Ceci me semble fort proche de l'absence de "sinople", signifiant donc "rouge" ou "vert" selon l'époque, le mot pouvant être suggéré par les anagrammes EPSILON-L'ESPION-LENPOIS (le Jardin des Oppositions).
  Le directeur revient avec le flacon qu'il tend à Atta, mais elle le lâche et il se brise par terre. Elle dit ensuite à Olivier qu'émue par ce qu'elle imaginait qui se passerait entre eux dans la Chambre de l'Exposition, son esprit a vu dans le flacon un symbole masculin.
  Ceci pourrait-il être lié à l'anagramme doublement phallique qu'on peut trouver dans SINOPLE (L'OS PINE)? Le plasticien Jean Dupuy, alias l'anagrammiste Ypudu, a vu de son côté une complémentarité sexuelle dans VERT-ROUGE:


  Je ne sais si Mathieu Bertrand a délibérément utilisé l'anagramme EPSILON-L'ESPION, ni s'il a joué avec le nombre 8 et ses multiples, si significatifs pour Ricardou. Je compte prendre contact avec lui après la publication de ce billet.
  Il y a 8 chapitres dans Les lieux-dits, et trois parties de 8 chapitres dans La prise de Constantinople, où rien n'est numéroté, à commencer par les pages. La 1e partie référencée a 8 chapitres introduits par ▽; la 3e partie référencée a 8 chapitres introduits par △, la 2e partie référencée a 8 chapitres introduits alternativement par △ et ▽.

  Le Sceau de Salomon, , est aussi présent dans Les émeraudes de Satan, avec une énigme demandant de découvrir un onzième sceau de Salomon dans l'église Saint Vincent, à Carcassonne. Les héros y trouvent effectivement deux fois 5 étoiles à 6 branches dans les vitraux des murs de la nef, bien que je crois dénombrer 6 vitraux sur cette photo:
  Ils découvrent ensuite à l'intérieur de l'église 3 statues de saints formant un triangle, et 3 chapelles formant le triangle opposé. C'est au centre exact de ce Sceau qu'est cachée la troisième émeraude.

  Comme dans beaucoup de romans de ce genre, chaque découverte implique la résolution d'une énigme. Il n'y a pas ici 7 énigmes, mais bel et bien 8, la première menant à la découverte des énigmes relatives aux caches des émeraudes. Ainsi la troisième émeraude correspond à la quatrième énigme parmi huit, ce qui serait encore ricardolien (Belcroix est le quatrième des huit lieux-dits, parce qu'il y a 4 et 8 lettres dans JEAN et RICARDOU).
  On avait aussi dans Le Livre de saphir, de Gilbert Sinoué, une série de six énigmes à résoudre. Elles dessinaient un Sceau de Salomon à l'échelle de l'Espagne,
et le but de la quête était au centre de ce Sceau.   Un autre point commun entre les deux romans est l'oecuménisme. Chez Sinoué un juif, un musulman et un chrétien doivent s'unir dans cette quête, tandis que chez Bertrand le père Kaminsky reçoit l'aide d'une jeune musulmane, Elaheh, curieusement fille du Vieux de la Montagne, car la secte des Haschischin, des Assassins, semble toujours active de nos jours.

  J'en viens à l'intrigue des Emeraudes de Satan, plutôt sommaire. Il y a un récit à la première personne, le narrateur étant le Pape nouvellement élu, Pie XIII. J'avoue que ça ne correspond pas tellement à l'idée que je me faisais de l'intimité d'un Pape, mais je ne me prétends aucunement expert en la matière...
  L'archange Gabriel apparaît à Pie XIII, et l'informe que toutes sortes de désastres vont intervenir s'il ne rassemble pas les 7 émeraudes cachées jadis par Clément V. Ces 7 émeraudes correspondaient aux 7 péchés capitaux, mais le port de la couronne par le Pape va les transformer en les vertus opposées...
  Pie XIII charge donc Paul Kaminsky de la mission, périlleuse car d'une part divers sortilèges sont attachés à ces gemmes, d'autre part l'espion d'Epsilon communique à l'Ordre toutes ses informations.

  L'Ordre Epsilon n'a en fait guère d'incidence sur l'histoire, et permet à l'auteur de remplir quelques chapitres. Le président de l'Ordre a pour objectif, contrairement au vote des membres, de s'approprier toutes les émeraudes, mais il est assassiné et remplacé par Peter Bishop, lequel entend appliquer la décision de l'Ordre, détruire une seule émeraude pour empêcher la reconstitution de la couronne.
  J'imagine que le nom Peter Bishop est une facétie faisant allusion à Pierre, premier Pape ou Evêque de Rome, et ceci me rappelle que j'ai utilisé ce mot bishop, le nom anglais du fou des échecs, dans mon intervention à Cerisy, où d'autres intervenants ont mentionné le nom de Tom Bishop, un spécialiste américain du Nouveau Roman, venu plusieurs fois à Cerisy. Ceci m'a fait penser à Tom Archer, un personnage de L'Adversaire d'Ellery Queen, roman échiquéen où ce nom est explicitement choisi parce que archer est un autre nom du fou des échecs.

  Djibril, le nom arabe de Gabriel, est aussi apparu au Vieux de la Montagne, ce qui l'a conduit à envoyer sa fille aider le père Kaminsky.

  Le déchiffrage des énigmes et les frasques de l'Ordre Epsilon remplissent 300 pages, et on arrive au dernier chapitre, Le couronnement. Les 7 émeraudes ont retrouvé leurs emplacements sur la couronne, dont le Pape doit se coiffer le 27 mars 2013 à 17 heures lors d'une messe dans la chapelle d'Urbain VIII, selon les instructions de Gabriel.
  La veille, le camerlingue a été trouvé pendu... Le suicide est fort improbable, Kaminsky et Elaheh enquêtent, et découvrent des choses fort inquiétantes. Le pape a été manipulé. Ce n'est pas Gabriel qui lui est apparu, mais le Diable, et revêtir sa couronne va instaurer son règne sur la Terre. Les héros parviennent in extremis à contrecarrer ce plan...

  Tout ceci me semble un peu léger, mais certains thèmes me sont riches en échos. Pourquoi l'Islam est-il représenté ici par le Vieux de la Montagne? Ce thème a été exploité par Tobie Nathan dans son Dieu-Dope, roman énigmatique où il m'a semblé voir une correspondance de ses 28 chapitres avec les 28 lettres du premier verset de la Genèse. L'anagramme y est aussi présente, avec un Vieux de la Montagne actuel nommé Antoine Habt, anagramme du nom de l'auteur...
  Jarry a consacré l'une des pièces de L'amour en visites (ici sur Gallica) au Vieux de la Montagne, où il est question de son mariage avec la princesse Belor. C'est un texte étrange que j'ai souvent eu envie d'approfondir...

...mais ce n'est pas encore le moment. Je passe aux 7 péchés capitaux qui me sont chers, pour diverses raisons.
  Il y a La clairière des eaux-mortes, de Raoul de Warren, où est proposée une liste alternative des péchés, donnant l'acrostiche LUCIFER. Une liste de vertus opposées est proposée, donnant l'acrostiche CHARITE, puis une liste de péchés découlant des premiers, donnant l'acrostiche PLATINE. Tiens, PATELIN conviendrait aussi, un presque synonyme de LIEUDIT.

  Il y a aussi une énigme de Demouzon, Trois fois sept, vingt-et-un! (dans Le crime de la porte jaune), où 10 ans avant Seven sont imaginés des meurtres illustrant les 7 péchés. Les meurtres sont commis aux dates correspondant aux gématries des noms des péchés, à commencer par LUXURE=101 le 10 janvier, 10/1. Le meurtrier a aussi surdéterminé son programme par d'autres 7 fameux, les Merveilles du monde et les poètes de la Pleïade.

  L'an dernier est paru MAD, premier roman de Chloé Esposito, et premier volet d'une trilogie consacrée à une héroïne totalement amorale, Alvina Knightly. Il m'a semblé indispensable de le lire car le mot MAD m'est essentiel, pour son équivalence ordinale 13-1-4 notamment.
  Le roman se déroule sur 7 jours, du 24 au 30 août 2015, en 7 chapitres intitulés des noms des 7 péchés capitaux.
  MAD ne m'a rien inspiré, mais en juin dernier est paru le second volet de la trilogie, BAD, se déroulant pendant la semaine suivante, du 31 août au 6 septembre 2015. Le 31 août m'est une date essentielle, que j'utilise chaque année depuis la création de Quaternité, et c'est le 31 août 2015 que j'ai consacré un second billet au Livre de saphir de Sinoué, mentionné supra.
  J'imagine que le dernier volet, Dangerous to Know, annoncé pour 2021, occupera la semaine suivante.
  Entre les parutions de MAD et BAD j'ai écrit Novel Roman, dont les titres de chapitres composent un carré 18x18 aux multiples contraintes. Ces contraintes m'ont conduit à envisager un chapitre 16 s'achevant par les lettres MAD, que je ne savais comment justifier. Une recherche m'a appris que mad signifie "bien" en breton, où "le bien et le mal" se dit ar mad agh ar fall. J'ai donc terminé mon titre par ar fall agh ar mad, et un seul mot français pouvait le débuter pour satisfaire aux contraintes imposées, Puez. Il m'a fallu ensuite expliciter ce titre par le contenu du chapitre.
  mad est aussi l'adjectif "bon" en breton, tandis que bad est "mauvais" en grand-breton...
  Au 5 septembre de BAD correspond le 29 août de MAD, et son chapitre Avarice. Le dernier crime de l'énigme de Demouzon a lieu le 5 septembre, le 5/9, parce que AVARICE=59.

  Il y a encore l'anthologie Les sept péchés capitaux, où Alberto Manguel (également venu à Cerisy) donne 3 textes d'auteurs classiques pour chaque péché, soit 3x7 = 21 en tout.
  Bref, il y a une certaine insistance à multiplier les sept péchés par trois, et à souligner l'antinomie péché-vertu, bien-mal. Les 3 anagrammes-acrostiches en 7 lettres de Warren m'évoquent le jeu EPSILON-LESPION-SINOPLE, probablement intentionnel chez Ricardou, probablement pas chez Bertrand, et la diagonale MAADRBRE m'a conduit à évoquer Adam et l'arbre du bien et du mal.
  Le breton mad n'était pas dans le texte de mon intervention, mais je l'ai mentionné dans le feu de l'action, sans aller jusqu'au jeu que j'avais vu compléter le jeu anglo-hébreu mad-MAD, fou-très > TSEROUF: le "très bon" sanctionnant la création d'Adam, TWB MAD, peut devenir aussi en breton-hébreu mad-MAD.

  Mon intervention le 2 août m'a évoqué Jean-Pierre Le Goff, qui aurait eu 77 ans ce jour. L'un des thèmes sur lesquels se focalisait Jean-Pierre était la complémentarité vert-rouge.
Note: je viens d'aller consulter le dossier où je conserve précieusement les courriers de JPLG, et j'ai trouvé Du rouge au vert, l'énigme du sinople, lettre où il conviait ses près de 400 correspondants à balader avec lui le 14 septembre 2002 le long de la Sinope, petit fleuve côtier de la Manche se jetant dans la mer à Quinéville (50310), à 50 km environ de Cerisy (50210).
  Cette Sinope est bien verte... quid du rouge Cerisy?
  JPLG a creusé la question, sans éclaircir l'énigme. Il m'a appris d'où venait le nom de la ville de Sinope, via Robert Graves (auquel j'ai déjà eu affaire):
  Les Argonautes arrivèrent à Sinope, en Paphlagonie, ville qui doit son nom à la fille du fleuve Asopos, à qui Zeus, qui s'était épris d'elle, avait promis le cadeau qu'elle souhaiterait. Sinopé demanda comme cadeau la virginité, s'installa dans cet endroit et passa le restant de sa vie dans une solitude heureuse.
  JPLG donne le fac-similé de la rubrique du dictionnaire de Furetière, que voici:
 
  L'étymologie donnée par ce père Menestrier conduit JPLG à envisager que les Croisés devaient parler grec à Constantinople (...), prose mal apprise, et que leur sinople, la teinture rouge, pouvait être comprise comme (pra)sina hopla, "armoiries vertes", ce qui pourrait expliquer le passage du rouge au vert...

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