2.8.19

Du très sage au très fou, du tressage au tserouf


  Voici le texte de mon intervention au Colloque de Cerisy Ecrire pour inventer, le 2 août à 14h30. Ce n'est qu'à mon retour que j'ai découvert un prolongement essentiel, donné dans le billet qui suit.

DU TRES SAGE AU TRES FOU, DU TRESSAGE AU TSEROUF

  J'ai lu Ricardou tardivement, avec une certaine stupéfaction car j'écris aussi, et ai découvert que Ricardou avait utilisé bien avant moi des procédés que j'imaginais avoir inaugurés.
  Ainsi, j'ai publié en 2000 un roman1 où j'avais codé un sonnet par des lettres imprimées en caractères spéciaux; Ricardou avait fait de même près de 30 ans plus tôt avec son Improbable strip-tease blanc2.
  Ainsi, j'ai imaginé pour un projet de 1998 une table des matières avec 11 titres de chapitres en 11 lettres, permettant de former un carré de lettres où apparaîtraient d'autres messages, notamment en diagonale ROSENCREUTZ, "Rosecroix"; Ricardou avait procédé de manière parfaitement analogue dans ses Lieux-dits3 en 1969, avec 8 titres de chapitres en 8 lettres formant un carré, permettant notamment de lire en diagonale BELCROIX.

  Mon carré textuel s'est révélé répondre mieux que prévu au programme que je m'étais imposé, et il en était allé de même dans le cas de Ricardou, lequel a consacré plusieurs textes4 aux surprises découvertes après coup dans sa grille.
  Je me propose de rappeler brièvement la structure des Lieux-dits, les curiosités commentées par Ricardou lui-même, puis d'ajouter mon grain de sel avec quelques observations.

  Les Lieux-dits, c'est donc 8 chapitres de 8 séquences chacun, 8 chapitres qui ont pour titres des noms de villages en 8 lettres, 8 noms qu'il est suggéré dans le texte de disposer en un carré, et voir ainsi que le quatrième lieu, BELCROIX, apparaît aussi dans la diagonale dextro-descendante.

  Ricardou a envisagé que les 8 séquences bien délimitées se correspondissent d'un lieu-dit à l'autre, mais ceci donnait lieu à une telle uniformité qu'il décida des débordements d'une séquence sur l'autre, et, corollairement, des débordements d'un lieu-dit sur l'autre. Ce dernier point avait une conséquence, l'un des lieux ne pourrait être visité, et Ricardou décida que ce serait le principal, Belcroix.  Cependant, si les voyageurs éludent effectivement Belcroix, un incident significatif survient pendant le trajet qui mène Atta et Olivier Lasius de Belarbre à Belcroix, trajet modifié pour conduire directement à Cendrier. Un rapprochement érotique se produit, conclu par un partage de cigarettes, et le paquet de Pall Mall est alors longuement commenté, dans une description qui occupe assez exactement le milieu de l'ouvrage.
  Ricardou avait alors abandonné le tabac, mais il fumait auparavant des Pall Mall, la question se posant de savoir s'il avait choisi cette marque à cause des particularités de son emballage, ou s'il avait scruté l'emballage des cigarettes qu'il fumait. Toujours est-il qu'il détaille ses 4 inscriptions en 4 mots chacune, tirant des conclusions de leurs nombres de lettres. Le blason central est minutieusement décrit, avec son écu écartelé montrant en tout 8 pièces, 6 lions et 2 tours. Ricardou souligne la croix ainsi formée, et la rapporte à la devise sous le blason, In hoc signo vinces, "Par ce signe tu vaincras", la formule qui serait apparue à Constantin avant la bataille du pont Milvius, et qui lui aurait permis une victoire décisive.
  Deux lions tiennent l'écu entre leurs pattes, mais Ricardou les voit se le disputer. Ce sont des lions dits rampants, que l'étymologie relie préférentiellement à rampa, "côte", des lions grimpants donc, mais une autre étymologie voit ce mot venir de rapiens, "enlevant de force", en accord avec l'interprétation de Ricardou, lequel imaginera plus tard l'acronyme RAPT, Récrit Avisé Par la Textique, "rapt" étant issu de ce même verbe rapio. Nous avons donc une double figuration des deux éléments composant BEL-CROIX, Ricardou voyant BEL relever du latin bellum, "guerre", avec d'une part les lions se disputant la croix de l'écu, d'autre part la croix de Constantin, évoquant bien sûr La prise de Constantinople, et les croisades, alliant "guerre" et "croix".


  Il y a donc deux contraintes additionnelles au choix de noms de lieux en 8 lettres, l'impératif de les visiter par ordre alphabétique, concernant essentiellement la première colonne, et que cette disposition fasse apparaître la diagonale BELCROIX.
  Ceci suggérait d'aller voir ce qui se passait symétriquement dans la dernière colonne, et dans l'autre diagonale.
  Les toponymes choisis sont si crédibles qu'ils existent bel et bien, hormis Belcroix, sous cette forme, Bellecroix en trois syllabes ayant de nombreuses occurrences.
  Ricardou a vu diverses possibilités de recomposer la dernière colonne, TEXTES au pluriel, plus X, la croix, et R, initiale de l'auteur. Ou encore TESTER XX, soit tester le croisement des deux BELCROIX, et voir que ce croisement se fait sur la lettre C, initiale de CROIX.

  C'est ici qu'il pourrait commencer à y avoir davantage, car, en interprétant ce TESTER XX, "voir ce qui se passe au croisement du X formé par les deux diagonales", on découvre au centre de la grille les lettres RCRD, les 4 consonnes  du nom RICARDOU.
  C'est l'occasion de constater que le nom RICARDOU se partage exactement par moitiés en consonnes et voyelles, de même que le prénom Jean. Les 4 et 8 lettres de ses prénom et nom, ainsi que leur rapport 1/2, ont été utilisées explicitement dans La prise de Constantinople. Ici ce sont encore les 8 lettres de RICARDOU qui sont convoquées pour justifier la saturation des 8 du roman, et il est permis de supposer que le rapport 1/2 est à l'origine de la place de Belcroix en position 4.
  Il est encore loisible de souligner que Cendrier est en position 4 à partir de la fin de la liste, et c'est donc au coeur, autre mot relié par Ricardou à son nom, au coeur de ces mots de 8 lettres en position 4 qu'apparaissent les 4 consonnes de RICARDOU, coeur qui est aussi le croisement des diagonales du carré.
  C'est déjà une curiosité majeure, puisque les noms Belcroix et Cendrier semblent bien plus que les autres lieux-dits avoir d'excellentes raisons d'avoir été choisis, indépendamment des lettres les composant. Ces raisons semblent liées à l'épisode du paquet de Pall Mall, central dans le roman, dont l'emballage évoque doublement BEL et CROIX, et les deux cigarettes allumées par Atta et Olivier finiront dans le cendrier de la voiture.
  Il y a une autre analogie entre ces deux chapitres centraux, Belcroix et Cendrier. Il est donc décidé de ne pas visiter Belcroix, et le passage par Cendrier s'avère des plus brefs. Nos fourmis, Atta et Lasius, y parviennent à la toute fin de la dernière séquence du chapitre Cendrier, et y découvrent leur but, la librairie La Cigale, rue des Octaves, réduite en cendres. Un avis sur la façade noircie apprend que le libraire, M. Epsilon, s'est installé à Chaumont.
  La magie de l'écriture les transporte aussitôt à Chaumont, et c'est Epsilon en personne qui ouvre la séquence suivante, la première du chapitre Chaumont.

  Il est possible d'aller plus loin, mais pas plus loin d'abord que les lettres adjacentes à CR et DR dans les noms BELCROIX et CENDRIER, et ces lettres sont LO et NI, formant LOIN précisément, mais aussi LION. Or les 4 lettres au centre de la grille évoquent aisément les 4 quartiers de l'écu écartelé du paquet de Pall Mall, l'écu que se disputent deux lions couronnés. Il est alors surprenant d'avoir les lettres LION de part et d'autre de ce quaternaire central RCRD, en rappelant encore que les noms Belcroix et Cendrier ont des motivations tout à fait indépendantes de ce jeu.


  Il y a moyen d'aller plus loin encore. Si l'on lit RICARDOU dans le RCRD central, la métaphore échiquéenne peut faire penser que le nom anglais de la tour des échecs est ROOK, et si l'on se hasarde à homologuer cette tour ROOK aux lettres ROUC de RICARDOU, il reste DRAI, qui dans certains dialectes germaniques signifie "trois".
  Or les deux meubles composant l'écu écartelé sont une tour et trois lions, ou plutôt trois lionceaux puisque l'héraldique veut que ces félins deviennent des lionceaux lorsqu'il y en a plus de deux.

  Je rappelle à nouveau qu'il ne s'agit aucunement de prétendre interpréter ici des intentions conscientes, voire inconscientes, de Ricardou, mais de tester minutieusement la "croisée des croix".

  En reprenant la métaphore échiquéenne, il est encore à remarquer que les consonnes RCRD correspondent aux symboles français de pièces des échecs, Roi, Cavalier, Dame.

  Après la dernière colonne, j'en viens à la diagonale dextro-ascendante, MAADRBRE, où Ricardou ne voyait d'abord que charabia, jusqu'à ce que sa collaboratrice lui fît remarquer qu'il suffisait de déplacer une lettre pour avoir MAD ARBRE, éminemment significatif dans un roman dont un personnage essentiel a un prénom d'arbre, Olivier, et un nom de fourmi évoquant doublement la folie, Lasius alienus. Le genre et l'espèce sont bien réels, et Ricardou ne se prive pas du jeu lasius-asilus. Par ailleurs il semble bien que Lasius soit en fait Gallois, un pyromane évadé d'un asile.
  Ricardou remarque que la lecture MAD ARBRE s'obtient en dérangeant les lettres, or "dérangé" est synonyme de "fou".
  En dérangeant les lettres à nouveau, "arbre" pourrait devenir "barré", qui est aujourd'hui un autre synonyme de "fou". J'ignore si cette acception existait en 1968, lors de l'écriture du roman, mais elle aurait pu être mise à profit en 2009, lors de la dernière intervention de Ricardou sur la question.
  Quelle qu'ait pu être la date effective où "barré" est devenu synonyme de "fou", il faut rappeler que Les lieux-dits se passe "aujourd'hui", mot-clé du roman (pour "au jour d'huit").

  En revanche, la "barre" désigne depuis belle lurette la diagonale senestro-descendante de l'écu en héraldique, cette diagonale même où se présentent les lettres BARRE (l'autre diagonale est appelée "bande").
  Je ne crois pas que Ricardou ait souligné que le fou des échecs se déplace en diagonale, la lecture MAD étant ici aussi diagonale. Incidemment, le symbole du fou dans les diagrammes d'échecs est une mitre d'évêque (bishop, son nom anglais), avec une croix, . Incidemment encore, sa désignation française vient d'une homophonie avec le nom originel de la pièce en persan, foul ou fil, signifiant "éléphant".
  On dit aussi d'un fou qu'il lui manque une case, et, toujours selon la métaphore échiquéenne, la lecture MAD est obtenue en "barrant" une case, au sens propre d'annuler, ou au sens populaire de faire partir.
  La barre, c'est aussi ce qui permet de diriger un navire, notamment un voilier, anagramme d'OLIVIER, dont les lettres se réarrangent encore en LIVRE I-O, la prise et la prose, et le choix du prénom Olivier semble s'inscrire dans la continuité de Lancement d'un voilier et de La Prise de Constantinople.

  A propos de ce roman où se multiplient les anagrammes de ISABELLE, l'une de celles proposées est BEL ASILE, qu'il est vertigineux de rapprocher de BEL ARBRE et de MAD ARBRE,vu l'écho entre MAD et LASIUS-ASILUS.

  Les 8 lettres MAADRBRE permettent de former un mot, ce qui est plutôt inattendu pour 8 lettres choisies selon ces modalités. Ce mot est RAMBARDE, dont un synonyme est "garde-fou".

  Ricardou s'appuie sur la répartition en deux séries de 4 de la première colonne, BBBB formant massif, mais un massif qui découle logiquement du programme de départ, puis CCHM, pour considérer aussi les 4 premières lettres de la diagonale dextro-ascendante, MAAD. Il ne remarque pas qu'elles pourraient former le mot ADAM.
  Un hébraïsant sait que ce mot s'écrit en 3 lettres en hébreu, aleph-daleth-mem, les lettres à l'origine de nos A-D-M. En conséquence le jeu Adam-arbre pourrait être valide, et il rappelle le rôle essentiel du double arbre du jardin d'Eden. Le contexte Belarbre-Belcroix est évocateur, car la tradition chrétienne a vu la croix du Christ avoir été faite du bois de l'arbre de vie, et ceci est notamment mentionné dans le roman du Graal, cité à plusieurs reprises dans Les lieux-dits.
  Le Graal, ce serait un récipient en émeraude contenant le sang du Christ, et il semble impératif d'y relier l'épisode du dernier chapitre des Lieux-dits, où Atta et Lasius découvrent la fiole de l'élixir conçu par Gallois, peut-être le père de Lasius. C'est un élixir pourpre contenu dans une fiole de couleur émeraude, la superposition des couleurs donnant au liquide la teinte noire de l'encre.
  Gallois appelait cette fiole son encrier, et je constate que CENDRIER contient toutes les lettres d'ENCRIER.
  Olivier Lasius donne le prénom de son père, Christophe, et s'il s'agit bien de Gallois, ce prénom signifie "porteur du Christ".
  En revenant à la métaphore échiquéenne, le Gallois Perceval est un chevalier. Dans la version de la légende de Wolfram von Eschenbach, Parsifal est interprété comme le "pur fol".

  Le récit avait déjà insisté sur la complémentarité du rouge et du vert, or cette complémentarité pourrait être également marquée par la confrontation Adam-Arbre. Car les 3 lettres ADM vocalisées adam, "homme", écrivent aussi edom, "rouge". A la même famille sont reliés adama, "argile", et dam, "sang", le liquide rouge symbolisant la vie.
  Les rédacteurs de la Bible ont notoirement usé de l'anagramme, et le premier cas concerne peut-être Adam. On sait que le récit de la création est émaillé de "Dieu vit que cela était bon". Dieu se décerne par six fois ce satisfecit, sous cette forme "bon", tov, mais la septième fois, après la création de l'homme, ADM, la formule devient "très bon", tov meod, meod s'écrivant par les mêmes 3 lettres MAD.

  C'est parmi la verdure du square Lenpois, à Belarbre, qu'Olivier Lasius remarque la fille en rouge, Atta, "parmi des robes vertes et les bruns costumes des visiteurs". La rencontre était prédite dans Le Jardin des Oppositions, le nom donné au jardin Lenpois par son ancien gardien, lequel a signé cet opuscule du nom Asilus. A remarquer que Ricardou le nomme aussi "garde", à rapprocher du "garde-fou", de la RAMBARDE vue supra.
  Les couleurs complémentaires sont dites aussi "opposées" (sur le cercle chromatique).
  Atta et Olivier s'attablent au café du square, devant une menthe verte pour Atta et un jus de tomate pour Olivier, dont le prénom évoque aussi une nuance de vert.
  Lenpois est l'évidente anagramme d'Epsilon, le nom de deux personnages du roman, et Ricardou en donne explicitement une anagramme "l'espion".
  Il y en a une autre qui me semble s'imposer, "sinople", la désignation héraldique de la couleur verte.
  Difficile dans le contexte ricardolien de ne pas penser à Constantinople, et José-Maria de Heredia a exploité cette rime millionnaire pour finir un sonnet des Trophées:
Comme ceux qui jadis prirent Constantinople,
Il porte, en bon croisé, qu'il soit George ou Michel,
Le soleil, besant d'or, sur la mer de sinople.

  La métaphore échiquéenne suggère encore "les pion(s)", en oubliant un "s".

  Malte intervient pour deux raisons dans le roman, la croix de Malte à 8 pointes, aussi appelée croix de Saint-Jean, et la fièvre de Malte, aussi appelée fièvre folle, fièvre dont a souffert Gallois, mort dans un incendie provoqué par son fils.
  Malte livre par anagramme "le mat", la mort du roi aux échecs.
  C'est aussi le nom de l'arcane sans nombre du tarot, "Le Mat", qui représente un fou, et qui s'appelait aussi "Le Fol".
  On peut songer encore à (H)AMLET, mot français à l’origine, le nom commun désignant un hameau, un lieu-dit...

  Je reviens sur la confrontation entre l'anglais MAD, "fou", et le mot hébreu formé de la même séquence de lettres, meod, "très". L'ensemble ferait "fou-très", ce qui peut rappeler "fou-tree", le pendant à "mad-arbre" que Ricardou a proposé dans Le théâtre des métamorphoses. Ainsi, l'anagramme "arbre-barré" trouverait sa correspondance approchée dans l'autre mot de la diagonale.
  Sans doute pourrait-on pousser plus loin les investigations, car ces lettres FOUTRES sont une anagramme de TSEROUF, un mot hébreu désignant un ensemble de procédés alphabétiques parmi lesquels l'anagramme.
  S'il apparaît ici fortuitement, Ricardou connaissait ce mot, et sa nouvelle Gravitation de 1963 décrit minutieusement deux grilles de mots croisés.
  Sans doute pourrait-on pousser plus loin les investigations. Il ne serait point trop malaisé, notamment, de partir des trois groupes OU, ER, et TSF et de retrouver une combinaison de leurs lettres telle que le vocable hébreu TSEROUF soit figuré.
  Ricardou ne donnait pas la signification de ce vocable, mais il est permis d'imaginer qu'il la connaissait, et que cette anagramme du mot désignant l'anagramme en hébreu ait été faite sciemment.
  Parti du mot "texte", lisible dans la dernière colonne de la grille, mot de même racine que le tissu, proche du tressage, que je m'autorise à  scinder en "très sage", je suis arrivé au "très fou".

  Il est difficile de conclure puisqu'il s'agit a priori de simples coïncidences, mais une coïncidence est-elle jamais simple? Tout ce que je peux dire est que j'ai relevé de multiples coïncidences du même ordre, notamment dans mes propres écrits où je suis supposé bien placé pour juger de leur non-intentionnalité.
  Une autre coïncidence entre Ricardou et moi est que nous nous sommes interrogés sur ce phénomène.


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