10.10.09

morceaux choisis

au Dr Noël, au Pr Natali,

Une étrange trame de coïncidences unit trois romans qui sont, à ma connaissance, les seuls polars français évoquant le Lebensborn de Lamorlaye, la filiale française des haras humains créés par Himmler pour éduquer les bâtards semés par ses SS dans les pays conquis, quand il ne s'agissait pas d'enfants raflés à leurs familles.
Alors qu'aucun lien immédiat n'apparaît a priori entre Lebensborn et amputations, ce thème est présent au premier plan des trois romans concernés, et je ne pense pas que leurs auteurs aient été influencés les uns par les autres, mais voici d'abord les oeuvres en question :

1 - En 2004 paraît Serial Eater, de Tobie Nathan, où un tueur choisi parce qu'il est issu de la 2e génération du Lebensborn tue des femmes et en découpe des morceaux qu'il dispose dans des églises, pour écrire en hébreu la formule ototey eleh beqirbo (Ex 10,1). Il tue ainsi 4 femmes pour en écrire les 5 premières lettres, avec 2 mains (alef), 2 jambes (tav), et 1 pouce (yod). Après avoir écrit le premier mot en 3 mois avec 3 victimes, ce "mangeur en série" semble mettre les bouchées doubles le 17 janvier 2002 où il tue le matin une première victime, dont une main est déposée à ND de Lorette, et est capturé le soir de ce 17 janvier au moment où il va transformer sa 5e victime en lettre lamed, à l'emplacement du Lebensborn de Lamorlaye où était née sa mère.
Il s'agit d'un plan ésotérique pour en finir avec la race juive, en prenant "à la lettre" l'expression en hébreu, qui peut se traduire des lettres dans leurs entrailles.

2 - En 2007 paraît Les Orphelins du Mal, de Nicolas d'Estienne d'Orves (NEO), qui a imaginé très librement un Lebensborn très sophistiqué, ayant pratiqué dès avant-guerre le clonage et les techniques génétiques de pointe, menant à ce que, de nos jours, un être conçu à partir des gènes d'Adolf et d'une juive reçoive un colis destiné à servir de signe déclencheur du programme implanté en lui : il s'agit de 4 mains droites, portant des tatouages du Lebensborn, les mains des clones d'OTTO Rahn, imaginé avoir été un des principaux artisans du Lebensborn. L'enquête passe par le Lebensborn de Lamorlaye.
J'ai contacté l'auteur qui m'a assuré n'avoir pas connu le roman de Nathan, et n'avoir aucune idée que OTOT signifie "signes" ou "lettres" en hébreu.

3 - En octobre 2008 paraît Le doigt coupé de la rue du Bison, premier roman du pataphysicien de la première heure et oulipien François Caradec (1924-2008). On découvre donc un doigt coupé, et l'enquête à son sujet amène le principal protagoniste, l'étudiant Pierre Levey, à découvrir le sort de sa mère disparue pendant la guerre : elle est morte au Lebensborn de Lamorlaye, le 31 août 1944. C'est la seule date donnée dans le roman, et je rappelle que le 31 août est apparu avec insistance dans mes derniers billets.
Pierre, étudiant en fin des années 50, dont le père est mort au début de la guerre, dont la mère est disparue à la Libération, a tous ces points en commun avec Perec. S'il est difficile de ne pas y songer, il est délicat de pousser plus loin car Gisèle mère de Pierre est morte en accouchant d'Elise qui ne lui a survécu que quelques heures, dont le père était un SS nommé Elie (Gisèle-Elie-Elise...), tandis que Cécile Perec a été déportée vers Auschwitz. Caradec, bien qu'entré à l'Oulipo un an après la mort de Perec, était cependant parfaitement placé pour mesurer l'ambiguïté de ce rapprochement, et il est curieux que les intrigues des deux romans précités soient fondés sur des plans nazis d'élimination définitive de la race juive, impliquant tous deux pour réussir une certaine assimilation de l'essence de la race ennemie. Il s'agit bien entendu de fictions, auxquelles Nathan et NEO n'ont donné qu'une cohérence minimale, mais ce thème plutôt rare est assurément un autre point commun entre leurs romans, et Caradec y apporte un étange écho avec l'ambiguïté, voulue ou non, entre "Fontaine de vie" et camp de la mort.
Caradec étant mort 15 jours après la parution de son roman, j'ai demandé à un notable oulipien s'il avait donné à ses collègues quelques tuyaux; il m'a répondu que Caradec était secret à l'extrême sur ses écrits, et qu'il ne voyait pas qui pourrait en savoir davantage... Pour ma part, je ne peux imaginer qu'à 84 ans, n'ayant plus rien à prouver, il ait démarré une carrière de polardeux en pompant son sujet; je pense plutôt qu'il s'agissait d'un projet qui lui tenait spécialement à coeur, peut-être déjà en cours dès 2004 lors de la parution de Serial eater, Caradec étant donc devenu une nouvelle victime du très oulipien "plagiat par anticipation".

Les curiosités sont loin d'être finies, mais la suite est en partie subjective. J'ai découvert le 26 septembre le roman de Caradec à la bibliothèque Méjanes d'Aix, en partie par hasard car le livre était sorti du rayon, et je ne sais si je l'aurais remarqué sans cela. En août, les recherches sur Saint-Antoine m'avaient conduit à relire les romans de Tobie Nathan, alias Antoine Habt, et à rédiger cette nouvelle étude, faisant état des progrès dans leur déchiffrement. A cette occasion je me suis dit que la coïncidence des 4 membres coupés dans Serial Eater comme dans Les Orphelins du mal concernait éminemment Quaternité, d'autant qu'il existe deux autres romans qui me semblent apparentés.
Le premier est Lignes de faille, de NancyNancy Huston publie d'abord ses livres en français, mais la couverture de l'édition originale Actes Sud est fort austère Huston, publié en août 2006, auquel a été décerné le prix Femina. Le roman concerne un autre aspect du Lebensborn, la rafle par les nazis dans les pays conquis d'enfants répondant à leurs critères raciaux, enfants arrachés à leurs familles et éduqués dans l'amour du Führer...
Il s'agit ici de Kristina, une petite ukrainienne placée dans une famille de Munich dépendant du Lebensborn, et Nancy Huston étudie ce drame à rebours sur 4 générations, en 4 parties, en choisissant chaque fois de suivre la 6e année de l'enfant concerné. Ainsi la 1e partie concerne Sol, arrière-petit-fils de Kristina, et débute le Dimanche des Rameaux de 2004, tandis qu'il faut attendre la 4e partie, débutant à l'automne 1944, pour suivre le cas originel de Kristina. Bien évidemment il y a des "lignes de faille" tissées avec subtilité entre les différents épisodes, mais ce qui me touche en reprenant le roman est l'abondance des 4.
En effet le Dimanche des Rameaux de 2004 était un 4 avril, et le roman en 4 parties part donc du 4/4/4 pour arriver à la 4e saison de 44.
Je rappelle que c'est ce 4/4/4 que j'ai pris conscience de l'aspect schématique du 4/4/44 jungien, voir mon premier billet.

L'autre roman est L'anneau de Moebius, de Frank Thilliez, paru en octobre 2008, comme Le doigt coupé... Je l'ai découvert en février, et, le titre du roman m'accrochant, j'ai jeté un oeil à la 4e de couverture commençant par
Lamorlaye, Oise.
Tiens donc ! Je l'ai acheté et lu : si le principal personnage habite Lamorlaye, il n'y est jamais question, même allusivement, de Lebensborn, mais j'ai trouvé d'autres raisons de m'intéresser à ce polar, étudiées ici.

Je me suis donc dit qu'il aurait fallu un autre polar évoquant le Lebensborn de Lamorlaye, pour avoir une double quaternité jungienne avec :
- 3 polars Lebensborn-Lamorlaye,
- 1 polar Lamorlaye sans Lebensborn,
- 1 roman classique Lebensborn sans Lamorlaye.
Et le hasard m'a donc fait découvrir ce Doigt coupé... de Caradec, environ 3 semaines plus tard, le 26 septembre. Qu'il concernât au premier chef un doigt coupé était évidemment prodigieux, mais d'autres coïncidences avec le roman de Tobie Nathan sont patentes. Pierre Levey qui enquête sur le doigt coupé soupçonne qu'il pourrait être associé à une pratique d'une secte templière, or le tueur de Serial Eater fait partie d'une secte templière, et sa 3e victime, celle dont il prélève une jambe et un pouce, précisément, appartient aussi à cette secte (dirigée par Mrs Baudouin et Payens, homonymes des fondateurs du Temple). Si les jeux de langage dans le roman de Caradec peuvent faire supposer que le doigt COUPE est un POUCE, son titre pourrait parodier le "pied gauche de la rue Oberkampf", le premier exploit de Rouletabille.

Le prénom de la victime ayant fourni une jambe et un pouce, Marie-Madeleine (Mory), m'avait évoqué l'affaire de Rennes-le-Château (RLC), ainsi que le dénouement de l'affaire le 17 janvier, mais je crois que la Saint-Antoine suffit pour expliquer ce dernier point. Pour le premier, on peut imaginer que le statut de prostituée "sacrée" de Marie-Madeleine ait été un motif suffisant pour l'inclure dans cette "sex-secte". Quoi qu'il en soit, il est à remarquer que RLC est cité dans le roman de Caradec, où Pierre Levey est déclaré fréquenter les membres fondateurs du Prieuré de Sion et être convaincu qu'ils ont raison de s'intéresser à Rennes-le-Château. Ces fondateurs, ce sont Pierre Plantard et Philippe de Cherisey, non nommés, la pierre levée des Pontilsmais on peut envisager un écho entre "pierre levée" et soit les pierres remarquables des alentours de RLC, soit l'interprétation que Plantard proposait pour son propre nom.
Je ne sais si Caradec avait une implication personnelle ici, en tout cas sa spécialisation dans la littérature comico-surréaliste lui aurait facilement permis de connaître Philippe de Cherisey, partenaire de Roland Dubillard dans le duo Grégoire et Amédée, et Caradec, pasticheur et grand amateur de canulars, aurait pu, qui sait, avoir participé à l'élaboration des fameux parchemins, revendiquée par Cherisey.
Si Les Orphelins du Mal ne concerne pas directement RLC, c'est cependant le seul roman de ma série à être distribué par la librairie Empreintes de RLC, probablement parce qu'un de ses personnages est Otto Rahn, associé à l'ésotérisme languedocien.
Je n'insiste pas sur cette piste, ne connaissant qu'assez peu l'affaire de Rennes-le-Château.

J'indiquais lors de mon premier rapprochement entre Serial Eater et Les Orphelins... que ma première nouvelle publiée, Le Cas Nard (en mars 2001), imaginait 4 soeurs se distraire en coupant les 4 mains et pieds des malheureux qui tombaient en leur pouvoir. Ceci m'avait été inspiré par le nom de la revue qui m'avait demandé un texte, CAÏN, et son numéro, 26, valeur du Tétragramme YHWH. Parce que j'étais frappé par les initiales ABEL des 4 morts de Monsieur Abel de Demouzon, supposés tués par un même individu, j'avais imaginé 4 soeurs tueuses d'initiales CAIN, etle VIDE Raymond Roussel, comme disait Caradec il m'était apparu que leur collaboration égalitaire dans le crime la plus immédiate serait cette quadruple amputation.
Comme je nourrissais par ailleurs une fascination extrême pour les "textes-genèse" de Roussel, j'avais construit ma nouvelle à la manière d'un de ces contes, et mes SOEURS MORDYLAN étaient par ailleurs l'anagramme de RAYMOND ROUSSEL. Pour les amateurs de Roussel, sa bio par Caradec est un incontournable (ainsi que les deux livres de mon ami Philippe Kerbellec, bien sûr).
J'en parlais aussi sur le billet pique épique, où j'avais évoqué le mandala ci-contre, découvert par mon as Depic en entrant dans l'antre des diaboliques soeurs. Les lettres de Scrabble JOUZ encadrant Pallas correspondaient pour moi par leurs rangs (10-15-21-26), aux combinaisons successives des lettres du Tétragramme (Y, YH, YHW, YHWH), puisque, en hommage à La mort et la boussole de Borgès et à L'Adversaire de Queen, j'avais désiré construire un mandala à partir des lettres YHWH.
J'ai eu la surprise plus tard de découvrir, en googlant "jouz", que le mot existait. Un jouz ou juz est une des divisions en 30 parties du Coran, en vue de sa lecture totale en l'espace d'un mois. Je note que le début de chaque jouz est signifié dans le Coran par ce signe qui a tout du mandala, mais le plus extraordinaire est que Serial eater cache un jeu extrêmement subtil autour de la division en 54 parachas de la Torah, en vue de sa lecture annuelle, ce que j'ai démontré ici. Je m'avise en écrivant ceci que la formule choisie par le tueur se translittère en ATTY ALH BQRBW, 3 mots se terminant par les lettres YHW du Tétragramme, l'exégèse juive étant attentive aux combinaisons de lettres du Tétragramme en début ou en fin de mots consécutifs.
Avec ce nom Mordylan, "mordillant", j'imaginais suggérer que les soeurs se repaissaient des morceaux arrachés à leurs victimes.

En y réfléchissant, je me suis avisé que je réagis fortement depuis longtemps au thème Who's got arms has armsdes 4 membres coupés. J'ai été très marqué par Limbo, de Bernard Wolfe, lu il y a plus de 30 ans. Plus tard, L'antre du cauchemar, de Tom Tessier, m'a tant impressionné que j'ai envisagé d'en recycler l'idée dans un roman qui se serait appelé Membres à part...
Alors que je ne vois dans mon enfance rien qui aurait pu me sensibiliser aux membres amputés, je suis intimement concerné par les doigts coupés, car je suis né avec un pouce bifide, avec une phalange surnuméraire en Y, qui m'a été ôtée lorsque j'avais 4 ans. Mes premiers souvenirs sont liés à ce pouce et à l'opération.
Assez curieusement, notre médecin de famille, qui l'était depuis bien longtemps avant ma naissance,l'acteur et chanteur Noël-Noël et que j'ai très peu connu car il a pris sa retraite alors que j'étais encore bambin, avait fait sa thèse sur la polydactylie. Il y en avait un exemplaire à la maison, et je me souviens avoir été un peu déçu en y apprenant que "mon" anomalie n'était pas si rare.
Plus bizarrement, il se nommait Noël (Henri je crois), et le chirurgien qui m'a opéré à Vaugirard se nommait Natali (Jean), nom de même étymologie que Noël (du latin natalis). Je n'ai pu faire ce rapprochement que récemment, postérieurement à la lecture de la nouvelle Noël, Noël, à l'origine de la fabuleuse coïncidence relatée ici.
Incidemment, L'anneau de Moebius évoqué plus haut tourne autour d'un cercle de fétichistes des anomalies physiques, parmi lesquelles les amputations et les orteils surnuméraires.

J'ai choisi de dater ce billet du 10 octobre parce que c'est à cette date que j'ai découvert l'an dernier le 5e polar couvrant exactement une semaine pascale.
Ceci est survenu le lendemain du jour où j'avais lancé un appel à ce sujet sur une liste polar, émoustillé des perspectives ouvertes par la découverte quelques jours plus tôt du 4e polar répondant à ce critère. Je ne vais pas reprendre le détail de l'affaire, me bornant à constater qu'un an plus tard il me semble toujours que c'est l'une des plus belles coïncidences que j'ai découvertes, l'une des plus accessibles, puisque le critère requis est parfaitement net, et la plus ouverte à la contestation.
Car s'il est totalement ébouriffant que parmi les 5 polars répondant à ce critère que je connais, celui correspondant chronologiquement à la 4e semaine ait quatre dans son titre, et celui correspondant à la 5e soit titré 5, ni plus, ni moins, un peu de publicité permettrait d'évaluer le côté personnel de ce petit miracle. Si le bon sens dicte qu'il devrait y avoir pour le moins des dizaines d'autres polars répondant à ce critère, mon petit pouce (car il est resté légèrement plus petit que l'autre) me dit qu'il ne sera pas si facile de les dénicher, et qu'il se pourrait bien que ce soient, sinon les seuls, du moins les 5 polars les plus aisément accessibles à un lecteur français.

J'ai eu du mal à finir ce billet, décidé dès la découverte le 26 septembre du Caradec, et que j'achève donc ce 9 novembre. Une raison en a été la difficulté d'y trouver un titre, et voici que j'ai reçu il y a quelques jours une invitation à une signature du Peintre PataPhysicien Olivier O. Olivier, pour son recueil Morceaux choisis précisément, titre que j'emprunte allègrement.
J'avais évoqué OOO dans ce billet Blogruz.

1 commentaire:

Ariaga a dit…

Une lecture qui me permet de m'évader de la gangue des soucis quotidiens. Amitié.