16.11.08

l'heure du chrisme

Mon renouveau d'intérêt récent pour Et le huitième jour... (1964), polar atypique d'Ellery Queen, m'a fait porter attention à un détail précis : le 6e jour, soit le vendredi 7 avril 1944, le Maître de la communauté de Quenan est mis à mort par les siens au moment exact du coucher du soleil.
Comme il l'a été vu, ce vendredi est le vendredi saint, et l'ensemble du roman est une parodie de la Passion, liée aux recherches alors récentes sur les manuscrits de Qumran. Si le but exact en est peu clair, il est au moins certain que la mort du Maître au coucher du soleil est une distorsion par rapport aux Evangiles, qui situent la mort du Christ vers 15 h. Marc et Luc indiquent alors une éclipse de soleil qui aurait duré trois heures (bien entendu j'aborde ici la crucifixion d'après les seuls témoignages connus, ceux des Evangiles, sans préjuger de leur véracité).
Si l'heure du crime est minuit dans notre civilisation où la date change à 24:00, ce serait plutôt dans la culture juive au coucher du soleil, déterminant le passage au jour suivant. Ainsi le vendredi 7 avril 1944 après le coucher du soleil est-il le samedi (shabbat) 15 nissan 5704 pour les Juifs, et ce n'est pas une date quelconque puisque c'est la Pâque juive, Pessah.
Dannay, le "Queen" principal né Daniel Nathan dans une famille juive pratiquante, a donc situé, intentionnellement ou non, la mort du Maître en même temps le vendredi saint chrétien et la Pâque juive.
Ceci devient plus troublant lorsqu'on se souvient que, précisément, la crucifixion a eu lieu dans l'après-midi précédant un shabbat qui était aussi Pessah, ce qui a conduit à dater la Passion en l'année 30, où le 15 nissan tombait au soir du vendredi 7 avril.
Le problème est complexe, les historiens devant rendre compte des multiples contradictions entre les témoignages bibliques, et de problèmes calendaires complexes, ainsi d'autres dates sont suggérées, mais il faut se préoccuper de ce qui était disponible pour Dannay en 1964, où l'année 30 recueillait toutes les faveurs. Par exemple le best-seller international Jésus en son temps de Daniel-Rops (1945, écrit en 44 !) donne pour date de la crucifixion le vendredi 7 avril 30.
Ainsi les conditions spécifiques de la semaine sainte supposée originelle se sont trouvées répétées en 1944. Je me suis demandé si cela arrivait fréquemment, et j'ai eu la stupéfaction de découvrir que c'était la première fois en 1944 que réapparaissaient depuis l'an 30 ces deux conditions spécifiques (Pâques le 9 avril, Pessah le 8), et que leur prochaine occurrence ne reviendra qu'en 2479.

Je donnerai en fin de billet le détail (plutôt rébarbatif) de mes investigations.

1944 est donc une année très particulière, unique pour nous puisqu'un roman se passant en 2479 relèverait de la S-F.
Au-delà de la fiction, la semaine sainte 44 est encore celle de l'événement fondateur de ce blog Quaternité, la "résurrection" de Jung le 4/4/44, le mardi saint où son docteur s'alitait pour ne plus se relever, frappé de septicémie. Quel était le nom de ce médecin ? Quel jour est-il mort ? Passionnantes questions dont j'espère un jour connaître les réponses.

Et le huitième jour... Cette formule apparaît à diverses reprises dans la Bible, notamment à propos de la fête de Chemini Atseret (Nb 23,39 par exemple), très importante fête clôturant Souccot, fête des Cabanes, se confondant en Israël avec Sim'hat Torah, célébrée le lendemain dans la diaspora.
Dannay est né le 20 octobre 1905, soit le 21 tichri 5666, le 7e jour de Souccot, ou, s'il est né après le coucher du soleil, le 22 tichri, soit Chemini Atseret ("fête du 8e jour") qui était cette année un samedi, circonstance souvent jugée favorable. Quoi qu'il en soit, il existe un lien entre ces journées du 21-22 tichri et celles du 14-15 nissan (la veille et le jour de Pessah), car la prière journalière demande la rosée du 15 nissan au 21 tichri, et la pluie du 22 tichri au 14 nissan.
Ceci peut conférer une touche intime à la mort du Maître à cheval sur les 14 et 15 nissan, passage de la saison humide à la saison sèche, Dannay étant né à l'autre pôle de l'année, passage de la saison sèche à la saison humide.
Il est encore à noter qu'en l'an 5704 (1943-44) où Dannay a situé l'intrigue du roman, le 21-22 tichri correspondait au 20 octobre (1943), son anniversaire dans l'autre calendrier.

Mes premières analyses m'avaient fait supposer que la motivation personnelle principale de l'oeuvre était la naissance de Dannay le 20 octobre, à l'exact opposé dans le cercle de l'année de la naissance de Hitler, le 20 avril 1889, un samedi saint (et, je le sais depuis peu, à quelques minutes de la nuit pascale).
Hitler est en outre natif d'Autriche, Österreich, le royaume de l'Est, ou d'Ostara, divinité de l'équinoxe, également nommée Eostre ou Eastre, qui a donné son nom à une fête païenne récupérée par l'église chrétienne, Ostern en allemand, Easter en anglais. Ostara était selon Jung l'archétype de la Mère.
L'indice le plus sérieux de l'importance pour Dannay de la naissance pascale de Hitler est un détail du 8e jour : l'une des deux autres dates données dans le roman, en-dehors de la semaine de 1944, est le 8 avril 1939, le jour où le Maître a retrouvé le livre saint Mk'h, qu'Ellery découvrira avec horreur être Mein Kampf, la bible des nazis.
Ce 8 avril 39 était aussi un samedi saint, comme en 44.

Je ne crois pas avoir perçu jusqu'ici toute la portée d'une curiosité unique dans l'oeuvre de Queen : les intitulés des 8 chapitres de Et le 8e jour... (1964), de Dimanche 2 avril à Dimanche 9 avril, reprennent la forme exacte des 20 sections de Coup double (1950), dont les 4 premières sont :
Mardi 4 avril
Vendredi 7 avril
Samedi 8 avril

Week-end 8-9 avril

L'année n'est pas précisée, contrairement à Et le 8e jour..., mais ne peut être que 1950 si les données ne sont pas fantaisistes, 1950 qui est la 3e et dernière année du 20e siècle où Pâques est tombé le 9 avril.
Je ne suis pas sûr d'avoir été conscient que les trois premiers titres aient été "doublés", précisément, repris dans Et le 8e jour.... Dans aucun autre Queen les chapitres ou sections n'ont pour titres des dates.
Je savais que cette semaine sainte de 1950 était particulière, en ce qu'elle coïncide exactement avec les 8 jours de la Pâque juive, Pessah étant tombé le 2 avril en 1950/5710, mais la mort du Maître à cheval sur vendredi saint et Pessah apporte un nouvel éclairage à certains détails de Coup double.
Le 7 avril 50, vendredi saint donc, Ellery apprend à New York la disparition à Wrightsville dans la nuit du 1 au 2, la nuit de Pessah donc, d'un certain Anderson, un nom qu'on pourrait traduire avec un peu de bonne volonté "Fils de l'homme" (le nom André vient du grec anêr, "homme", mais le Fils de l'homme des Evangiles est un rejeton du plus courant anthropos.)
Le 8 avril la fille de cet Anderson, Rima, vient quérir l'aide d'Ellery, et ils gagnent tous deux Wrightsville le lendemain, Pâques, ou 8e et dernier jour de Pessah. Un "fils de l'homme" qui a une fille nommée Rima (Mary...), qui est supposé mort la nuit de Pessah bien que son corps ne soit pas retrouvé..., ça commence à faire beaucoup, mais il est difficile d'imaginer que Dannay ait écrit Coup double avec déjà l'idée de publier ultérieurement son 8e jour...
Il est en fait difficile d'imaginer quoi que ce soit, tant d'éventuelles intentions sont subordonnées à de rarissimes coïncidences calendaires. Ainsi je crois pouvoir relier le début de Coup double (le titre original Double double étant préférable) un 4/4 à la surdétermination des 4 et des D dans le roman, mais je ne m'attends pas à semblables subtilités chez Akounine. Je rappelle son roman Le Décorateur étudié dans Rien que huit jours, qui commence le mardi saint 4 avril 1889 et s'achève la nuit pascale du 8 au 9 avril suivant, dates juliennes correspondant à la semaine sainte grégorienne du 14 au 21 avril 1889. Je ne sais si j'ai vu juste en reliant l'exécution du fou criminel à la naissance quelques heures plus tôt de Hitler, mais le vertige me prend devant le début de ce roman un autre 4/4, en fait 16 avril grégorien, qui était cette année-là Pessah. Pour un motif peu convaincant, un syndrome de répétition qui aurait conduit Jack l'Eventreur à replonger dans sa folie criminelle au soir du 3 avril julien, sa série londonienne ayant commencé un 3 avril grégorien, Akounine a donc débuté son roman par un étripement dans la nuit pascale juive...
Je présume que ce ne peut être intentionnel, ne soupçonnant aucunement Akounine d'accréditer de quelque manière que ce soit la légende des meurtres rituels attribués aux Juifs à l'approche de Pessah, triste propagande hélas toujours d'actualité.

Une dernière curiosité du 8e jour. Le mercredi, après avoir discuté avec l'homme qui a vendu le 8 avril 39 le livre Mk'h au Maître, Ellery pressent que le nombre de dollars d'argent constituant le trésor des Quenanites est important, et le verset de l'Apocalypse sur le nombre d'homme 666 lui revient à l'esprit.
Mais, bien sûr, 666 était un nombre bien trop important. Il fallait qu'il connaisse le nombre exact - il le fallait absolument. Et pour cela, il devait retourner à Quenan et compter les pièces dans l'arche sacrée.
Ellery retourne donc à Quenan, pour y découvrir le magasinier Storicai assassiné, alors qu'il s'apprêtait à voler les 30 dollars restants. Storicai avait trahi le Maître pour 30 pièces d'argent.
Au-delà de l'évidence, les 30 deniers de Judas, l'épisode donne le nombre 30 comme un nombre fatidique, à deviner, alors que ce serait précisément en l'an 30 que Judas Iscariot aurait trahi pour 30 deniers, et peut-être pas par hasard puisque l'exégèse suppose que ce nombre reflète la valeur numérique du nom hébreu Iehuda, pour frapper les esprits (l'an 30 était bien évidemment inconnu de ses contemporains, mais les Evangiles indiquent que Jésus a entamé son ministère à 30 ans).
Le "nombre d'homme" 666 a été rapporté à de multiples individus supposés maléfiques, Hitler ayant bien sûr eu sa part d'interprétations forcées. Par exemple HITLER = 666 selon un alphabet A=100, B=101, C=102... (mais pourquoi A=100, sinon pour avoir le bon compte ?)
Le récit queenien rapproche le nombre 666 des 30 deniers, or il existe une occurrence du nombre 666 dans l'Ancien Testament où, après la visite de la reine (Queen !) de Saba, il est indiqué que Salomon recevait chaque année 666 talents d'or (I Rois 10,14).
Je rappelle que Dannay était natif du premier mois de l'année (5)666.

Après la bizarre expérience relatée ici, j'ai renoncé à illustrer ce billet de crucifixions, et j'ai choisi quelques chrismes glanés sur la toile.
Le chrisme est une sorte de mandala formé des lettres du nom grec de Jésus-Christ, qui a connu de multiples formes depuis les orignes du christianisme ; c'est depuis peu le caractère unicode U2627 :

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Voici les infos promises sur les concordances Pâques-Pessah.
Cette page donne les Pâques grégoriennes le 9 avril, cette autre déjà signalée donne les correspondances dans le calendrier hébraïque.

Pâques n'est tombé le 9 avril que 3 fois en ce siècle (1939, 44 et 50), et il n'y a qu'en 44 que Pessah tombait le 8 avril. Entre la réforme grégorienne (1583) et le 20e siècle, Pâques est tombé 6 fois le 9 avril (1651-62, 1719-30, 1871-82), et aucune de ces années Pessah ne tombait le 8 avril. Il n'y aura aucune concordance non plus pour les 13 prochaines Pâques le 9 avril (2023-34-45, 2102-75-86-97, 2243-54, 2311-22-95, 2406), et ce n'est qu'en 2479 que Pâques sera le 9 avril et Pessah le 8, si bien sûr ces fêtes sont encore célébrées, et selon les mêmes calculs.

C'est dire que depuis l'instauration au rang de dogme de la fête de Pâques chrétienne (au concile de Nicée en 325), c'est en 1944 que se sont répétées pour la première fois les conditions spécifiques de la semaine sainte supposée originelle. Les dates de 326 à 1582 sont faussées par l'inexactitude du calendrier julien, qui avait dès 300 trois jours de retard sur l'année solaire. Antérieurement à Nicée, les célébrations de la mort ou de la résurrection du Christ étaient très diverses selon les Eglises.

Je n'ai trouvé nulle trace sur la toile du constat que 1944 avait été la première année répétant les circonstances de la semaine sainte originelle de 30. Mon premier essai a été de googler easter 30 1944, et le premier résultat ce 16 novembre est le récit de Gene Meese, descendu à bord d'une Forteresse Volante le 9 avril 44, qui a dû sa survie à son parachute et a passé la fin de la guerre au Stalag 17-B, ce qui n'a guère dépaysé ce canonnier de Boeing B-17 (mais il n'était pas seul dans ce cas, les prisonniers US étant volontiers dirigés vers ce Stalag 17, immortalisé par le film homonyme de Billy Wilder, dont le sergent Schulz a inspiré la série TV ultérieure Papa Schultz).

Ce 17 novembre, pendant l'écriture de ce billet, une balade du côté de Jaron m'a fait passer devant un chêne sur lequel on avait cloué deux lattes en croix de Saint-André, en Chi grec donc, esquissant un chrisme avec le tronc de l'arbre, droit comme un Iota. Isaïe 11,1 :
Un rameau sortira du tronc de Jessé...

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Je me suis mise en retrait pour un certain temps et cela me donne enfin un peu de temps pour venir lire mes blogs favoris. Ce texte est vraiment passionnant et quelle érudition ! Amitiés.

Anonyme a dit…

Bonsoir Blogruz,

J'aime bien les points d'interrogations
(8 et 13, c'est ça ? :-)

"c'est depuis peu le caractère unicode U2627 :

☧☧☧☧☧☧☧☧ ☧☧☧☧☧☧☧☧☧☧☧☧☧"

Dans le Tarot, le 13 c'est la Mort.
Je ne sais pas s'il y a un rapport avec "unicode", mais il y est 4 fois, comme une croix:
13x2=26 (horizontal)
et (13x2)+1= 27 (vertical)
On dit aussi que chacun porte sa croix, c'est la vie...! alors, je trouve rigolo le (+1) pour Celui qui est ressuscité d'entre les morts... Celui qui est Vivant.

Bonne soirée

blogruz a dit…

J'ai d'abord voulu faire une ligne de chrismes U2627 pour séparer de la suite, et puis voyant que la ligne comptait une 20aine de signes j'ai pensé à en faire une allusion à 813, un de mes nombres fétiches (voir sur mon site et mon autre blog).
Je ne pensais pas du tout au 13 symbole de mort (à cause de Judas probablement), et dans l'iconographie chrétienne le 8 est un symbole de la résurrection.
Mais je connaissais évidemment, et je l'avais notamment exploité dans ma lecture de Coup double, où Queen a placé au 13e chapitre la mort du superstitieux Dr Dodd.
L'idée de la croix
26+27 = 13x4 + 1
me réjouit aussi, car, vers 813 précisément, Raban Maur a composé le palindrome
oro te ramus araM ara sumar et oro
en 27 lettres, qu'il a représenté en croix, avec 4 branches de 13 lettres se joignant sur le M central.
On en trouvera facilement commentaires et illustrations sur la toile.
Merci.

Anonyme a dit…

Toujours à suivre les ombres , au fil des nombres d'hors ,
Avis poursuivent la mort , pour voir sans cotés sombres ,
Où mènent au delà de la tombe , ce laissant par accords ,
autant d'indices à bord , or jeu depuis des plombes ;)
~
NéO~
~
Amitiés en chemins de croix