20.11.21

diable, ça tourne autour du SATOR


  Les précédentes investigations tournant autour de Saturne m'ont rappelé qu'à côté du plus ancien carré SATOR connu, celui de la palestre de Pompéi, figurait le mot SAUTRAN, que certains voyaient se référer à Saturne.
  SAUTRAN VALE semble bien de la main qui a tracé le SATOR, mais pas ANO.

  La recherche sur SAUTRAN m'a conduit à un article de 2006 de Nicolas Vinel dont on peut télécharger le pdf: 

Le judaïsme caché du carré Sator de Pompéi

  Je connaissais un peu la thèse avancée, mais n'avais pas eu accès à l'article intégral. Sa grande idée est que, si l'on numérote les cases du carré ROTAS de 1 à 25, et qu'on permute les lettres correspondantes en utilisant le carré magique d'ordre 5, on obtient ceci:


  Vinel y distingue les ensembles formant ara aerea et serpens aerea:


  Or ara aerea signifie "autel d'airain" et serpens aerea "serpent d'airain", les deux formules étant éminemment significatives dans le judaïsme.
  En Exode 27,1-2, Dieu demande de faire un autel en bois de 5 coudées de long et de 5 coudées de large, et de le recouvrir d'airain. Un autel carré de 5x5 donc, recouvert d'airain.

  En Nombres 21,6-9, Dieu demande à Moïse de façonner un serpent d'airain pour sauver les Hébreux des serpents brûlants qui les assaillent. Les lettres de SERPENS s'enroulent à la manière d'un serpent.
  Il y a manière aussi de former SERPENS avec les lettres correspondantes des trois dernières rangées, sous le AEREA de la seconde rangée.
  Curieusement, en hébreu les mots "serpent", nahash, et "airain" (ou "cuivre"), nehoshet, sont de même racine, et le "serpent d'airain" est en Nb, 21,9 nehash nehoshet. Si Vinel le signale, il omet de faire un lien avec la ressemblance de ara et aerea en latin, ce qui aurait pu inciter à associer ces deux objets d'airain. Précisément, les lettres AA des AEREA croisent avec les ARA du carré, et les autres lettres ERE avec les SERPENS.


  Cet extrait du Sander & Trenel montre qu'en araméen (chaldéen disait-on) le mot NHS signifie aussi "airain".
  Il peut exister un rapport entre le serpent et le nombre 5 du carré-autel. En hébreu, la valeur 358 de NHS est aussi celle de MSYH, "messie", "oint". Ceci a été remarqué tôt, et pourrait avoir influencé l’Évangile de Jean cité par Vinel:
Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme, afin que quiconque croit ait en lui la vie éternelle (Jn 3,14-15).
  MSYH est l'anagramme de HMSY, "cinquième" en hébreu.

  Outre les mots ARA, AEREA, et SERPENS, il reste 4 groupes de lettres OT dans les coins:


  Là encore Vinel a des propositions, notamment l'hébreu ot signifiant "signe", un mot important de l'Ancien Testament, indiquant la présence visible de Dieu. Précisément, un autel est dit être un "signe" (ot) en Isaïe 19,20. C'est ce même mot qui est employé pour la transformation du bâton de Moïse en serpent (Exode 4,2-8).

  Les 4 OT pourraient encore être les cornes aux 4 coins de l'autel, et le seul mot subsistant du SATOR est TENET ("il tient"), inscrit en croix entre les 4 T. Or on tenait l'autel portatif par les cornes, la Vulgate donne ainsi tenuit cornu altaris, "il saisit une corne de l’autel" (1 Rois 1,50).

  Et SAUTRAN dans tout ça? Vinel le lit sotra N, "cache le N", impératif du verbe hébreu satar, "cacher", dont l'infinitif absolu serait précisément sator...

  Je n'ai fait que résumer les principales propositions de Vinel dont l'article touffu argumente avec vigueur sa thèse, en laissant cependant de côté une question cruciale. Si, le simple palindrome TOPOT AEREA RSN... est la forme préexistante, comment a-t-on pu passer au palindrome omnidirectionnel ROTAS OPERA TEN..., presque totalement significatif en latin?
  Vinel justifie le passage de ROTAS à TOPOT par le carré magique arithmétique, mais il aurait d'abord fallu procéder à l'opération inverse, bien moins immédiate...
...et il est fort ennuyeux que les carrés magiques ne soient apparus en Europe qu'au début du XVe siècle. Vinel suggère une transmission ésotérique, ce qui est un peu facile.

  Sur ce point, il pourrait y avoir une autre façon d'aborder le problème. Les carrés magiques d'ordre impair sont d'une construction facile. Pour l'ordre 5 par exemple, il suffit d'écrire les nombres de 1 à 25 en quinconce,


puis de faire glisser les triplets de nombres extérieurs au carré vers les emplacements intérieurs pour obtenir la forme classique du carré magique de 5:


  Et ça marche pour tous les carrés d'ordre impair, mais d'autres méthodes conduisent à de meilleures propriétés, comme le "diabolisme" (la constante se retrouve dans tous les alignements de 5 éléments, en pavant le plan par le carré).
  Il n'y a en fait nul besoin de connaître cette harmonie numérique pour passer du carré ROTAS OPERA au TOPOT AEREA, il suffit à nouveau d'inscrire les lettres en quinconce et de procéder aux mêmes translations,


mais il y a encore plus simple, étant donné les répétitions de lettres, et il suffit de replier les triplets extérieurs vers l'intérieur pour obtenir TOPOT AEREA, l'opération inverse étant presque aussi facile.

  Existe-t-il des représentations en quinconce? Oui. Gérard Hauet a livré celle-ci sur le Groupe Sator FaceBook (privé), issue d'un manuscrit du XVIIe siècle.


  Il s'agit ici d'un SATOR en lettres grecques (à partir de la forme SATOR on obtiendrait le carré TOPOT AEREA tourné de 90°).
  S'il existe quelques autres représentations en quinconce, comme cette autre en cyrillique, aucune n'offre les cases vides qui pourraient inviter à l'opération que j'ai imaginée ci-dessus, et ça ne dénote probablement qu'un peu d'innovation. Pour ma part, la seule thèse que j'ai envie de défendre est que le carré est un archétype, et que toucher aux archétypes peut amener à déclencher des synchronicités.
  Ainsi je suis frappé par les OT et TO aux coins du carré version Vinel, m'évoquant Rudolf Otto, créateur du concept du "numineux", le mystère effrayant et fascinant qui perce lorsqu'on soulève le voile du réel...
  Il est bien peu probable que nous sachions jamais ce qu'il y avait dans la tête de l'auteur(e) du SATOR, mais des carrés récents de lettres (de Perec, Ricardou, Epstein, Rapilly, moi-même) m'ont permis de recueillir les témoignages étonnés de leurs auteurs devant les aspects imprévus de leurs créations.

  Alors oui, je suis impressionné par les trouvailles de Vinel, mais pas au point d'admettre que ce soit un Juif connaissant le latin qui ait forgé le SATOR. Je suis de même impressionné par la trouvaille de 1926 que le carré pouvait correspondre à la mise en croix de la prière PATER NOSTER, encadrée de l'alpha et de l'oméga christiques.
  Cette thèse a alors fait florès, jusqu'à ce qu'on découvre deux carrés ROTAS à Pompéi, antérieurs donc à la catastrophe de 79, en un temps où l'on n'imaginait pas qu'il pût y avoir des chrétiens à Pompéi.
  Exit la thèse pour la plupart des universitaires, mais certains irréductibles se sont acharnés à démontrer qu'il y avait effectivement des chrétiens à Pompéi. Cet article en ligne y fait écho, de Jean-Marie Mathieu, paternostriste convaincu.

  Mathieu donne quelques exemples d'anagrammes trouvées au Moyen-Age, comme Oro te, Pater, oro te, Pater, sanas ("Je te prie, Père, tu guéris"), mais personne n'avait alors proposé la croix Pater noster.
  Seul, peut-être, Raban Maur aurait laissé transparaître qu'il avait vu cette solution, mais Mathieu ne précise pas quels indices l'ont conduit à cette supputation. Je me permets d'imaginer que ce pourrait être l'étude que j'ai publiée dans le numéro 51-52 de Connaissance des Religions (1995), où je remarquais que les 11 lettres de la formule PATER N OSTER avaient selon l'alphabet latin la valeur 11 fois 13, rang de la lettre centrale N (vérification sur le Gématron), tandis que le dernier carmen figuratum de Raban Maur montrait la formule palindrome de 27 lettres, OROTERAMUSARA M ARASUMARETORO, de valeur 27 fois 12, rang de la lettre centrale M, ce palindrome étant représenté en croix.


  Le palindrome peut se traduire "Je te prie, bois, autel, et ,je prie pour être consumé sur cet autel." Ramus, bois de la croix, peut aussi désigner l'auteur, Maurus.
  Les ORO et ARA semblent décidément inspirer les amateurs de palindromes.

  Un membre du groupe Sator a déniché un jeu sur la forme Oro te, Pater..., dans un article de 1936, faisant aussi intervenir le carré magique d'ordre 5.
  Il s'agit donc de former un palindrome à partir de cette formule, sans se soucier du RETAP final, et de numéroter les cases correspondantes.


  Ensuite, on reporte les lettres avec les nombres correspondants sur le carré SATOR. Divers choix sont évidemment possibles pour les lettres répétées, et l'auteur est parvenu à ceci, où 3 rangées, 3 colonnes, et les 2 diagonales présentent la constante magique 65.


  Ce ne me semble pas spécialement extraordinaire, car les lettres symétriques par rapport au centre N13 sont nécessairement dans la première grille des lettres identiques dont les cases somment 26. L'auteur a pris soin de conserver ces symétries en construisant la seconde grille, ainsi les diagonales et les TENET somment directement 13+26+26 = 65. Il suffit ensuite de placer correctement les A et O pour parvenir au résultat souhaité (pour une raison immédiate de parité, il est impossible de faire mieux avec un carré de départ respectant l'alternance consonne-voyelle).
  J'ai néanmoins cité ce calcul parce que la formule PATER ORO TE fait à la fois écho au PATER NOSTER et au ORO TE RAMUS de Raban Maur, et parce que je m'apprête à citer un calcul analogue.

  Mathieu évoque l'article de Vinel, évidemment pour le démolir puisqu'il est partisan du Pater noster. Il lui est assez facile de railler l'idée de Vinel que le N central a une forme de serpent, puisque le Nun est dans l'alphabet acronymique sémitique le poisson, symbole christique (IXTYS). Il aurait pu mentionner également que le Josué de l'AT (même nom que Jésus) est le fils de Nun.

  Ceci m'a rappelé que la lettre Nun était vénérée par les Esséniens, notamment pour sa valeur 50, somme des carrés des côtés du triangle 3-4-5 de Pythagore, 9+16+25. Tiens, il y a un triangle juste au-dessus du SATOR (du ROTAS plutôt) de Pompéi, un triangle qui peut passer pour rectangle, plus difficilement pour 3-4-5.
  Je n'insiste pas sur ce point, mais la référence à l'égalité 9+16=25 donne une autre dimension à un calcul de mon ami Jean-Pierre Le Goff (dans une étude de 2002, La magie du carré SATOR, à ma connaissance non publiée). Lui numérotait les lettres de la formule PATERNOSTER,
P1 A2 T3 E4 R5 N6 O7 S8 T9 E10 R11
et reportait strictement ces homologations, dans l'ordre, sur les 13 lettres du demi-carré SATOR, en doublant A2 et O7 en sus dans le carré, ce qui conduit à ceci :
S8 A2 T3 O7 R5 = 25
A2 R11E4 P1 O7 = 25
T9 E10N6= 25

  Un résultat assurément curieux, mais dont JPLG ne déduisait rien, sinon qu'une telle cohérence s'accordait mal avec l'hypothèse purement rationnelle de la création du carré SATOR à partir de PATERNOSTER, ce avec quoi je suis parfaitement en accord.
  J'ai déjà signalé ceci ici, mais la nouvelle orientation 9+16=25 me fait remarquer que A2 + O7 présents dans la première comme dans la seconde ligne totalisent 9, et bien sûr les 3 autres lettres 16. On a enfin
T9 = 9 et E10 + N6 = 16
  J'espère que JPLG apprécie ce rebondissement, là où il se trouve, aux côtés de Pythagore et de Ramanujan peut-être...

  Plutôt que la forme qu'il proposait, en redoublant le N central, je pense à l'écriture 69+N, qu'on pourrait compléter par 96, renversement de 69, pour obtenir 69-N-96, qui resterait identique après un demi-tour.
  69 est la valeur de SATOR selon l'alphabet latin, ainsi 69-N pourrait livrer SATOR-N, un mot discuté dans le précédent billet, ou SOTRA N, envisagé par Vinel.

  Je pense encore à Virgile, qui "chantait presque à l'heure où Jésus vagissait", selon le poète, et à sa 5e Eglogue, où les chants jumeaux de Mopsus et Menalcas totalisent non seulement un nombre égal de vers, 25, mais la division la plus immédiate de chaque chant est en 16-9 vers (sinon en 9-7-9 vers).
  Je pense souvent aux vers 10-11 du chant de Menalcas, que j'avais imaginés décrire la structure des Eglogues:
Sis bonus O felixque tuis! En quattuor aras:
ecce duas tibi, Daphni, duas altaria Phoebo.
  Ces autels sont-ils de bronze? Les chants jumeaux de la 8e Eglogue offrent une structure complexe basée sur les nombres 3-4-5, ce qui m'a conduit à imaginer une extension de la relation de Pythagore, exposée ici.

  Le rapport avec le SATOR devient lointain, et je compte consacrer le prochain billet à ces rapports plus personnels.
  Lorsque j'ai décidé de consacrer ce 324e billet au SATOR, je lui ai d'abord trouvé un titre de valeur 324, carré de 18, et puis je me suis avisé que le 324e jour de l'année était proche, le 20 novembre.
  Comme le lendemain sera en principe le 325e jour de l'année, et que 325 est la somme des 25 premiers nombres composant le carré magique d'ordre 5, il m'a paru s'imposer de poursuivre dans cette voie. Un titre a été vite trouvé:
Hymne au trois cent vingt-cinq, en 25 lettres de valeur 325.

  L'écriture de ce billet m'a fait retrouver que les 27 lettres du palindrome de Raban Maur avaient pour valeur 27 fois 12, 324, et je me suis alors aperçu que mon titre de valeur 324 était aussi en 27 lettres:
Diable, ça tourne autour du SATOR


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