5.11.12

la porte noire

aux Mathildes

  Je suis en retard dans mes projets, et voici quelque chose qui aurait pu être publié bien plus tôt, mais ce retard permet divers échos avec le billet précédent.
  En mai dernier, Bruno m'a prêté trois livres de Pierre Minet, qui fut le 5e des Phrères simplistes, autre rémois mais distinct du groupe des 4 R qui s'était formé au lycée, Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vailland, Robert Meyrat, René Daumal.
  Minet a été vu comme un nouveau Rimbaud par Gilbert-Lecomte et Daumal, et a participé à la création de la revue Le Grand Jeu, mais il s'est ensuite écarté de la voie littéraire, non sans regrets exprimés dans une autobiographie, La défaite, écrite du 23/11/45 au 19/11/46. Précédemment, du 10/10/44 au 6/2/45 (soit juste après les morts de Gilbert-Lecomte et Daumal), il avait écrit un roman, La porte noire, dans lequel on devine une transposition créative de l'affaire du Grand Jeu.
  La première édition de Bruno (Sagittaire 15/1/46) a un envoi, à un certain Roland Claudel qui est probablement ce poète niçois. Je rappelle que dans ce récent message une formidable coïncidence concernait un autre envoi d'un livre acheté par Bruno.

  Le roman est donc l'histoire d'un mouvement littéraire, Agonie, créé en 1924 par un groupe de trois jeunes gens, Etienne Ablavet, Julien Molaine et Charles Vadé, qu'on peut envisager d'identifier à Gilbert-Lecomte, Daumal et Minet.
  Le groupe est obsédé par la mort, et se livre à des simulacres de suicides. Lors d'une tentative, le 28/12/23, Charles est blessé d'une balle à l'épaule. Ceci est évidemment inspiré par ce qui s'est passé dans le jardin de la Patte-d'oie à Reims entre Gilbert-Lecomte, Daumal et Meyrat, au cours d'une séance de roulette russe où les deux premiers ignoraient que le pistolet n'était pas chargé. C'est peut-être le souvenir de la balle qu'il croyait recevoir dans la tête qui a inspiré à Daumal ce dessin du document en ma possession (et jadis en celle de Minet).

  Charles prend ses distances avec ses deux amis, et n'assiste pas à la présentation en public du manifeste d'Agonie, le 23 octobre 1924. C'est un fiasco, Etienne interrompt son discours sous les huées du public, et quelques heures plus tard Etienne et Julien se suicident.

  Le livre est divisé en deux parties, la première donne les souvenirs de Charles, en 5 chapitres, la seconde est l'enquête du narrateur, Minet lui-même, sur les circonstances exactes du suicide, en 9 chapitres et 1 épilogue.
  Je suis tenté de voir un 10 en ce 9+1, dans ces parties de 5 et 10 éléments des correspondances avec les rangs des lettres E et J, initiales de Etienne et Julien, et dans ces lettres EJ des allusions au Grand JE. Ce serait Vailland qui aurait trouvé le nom "Grand Jeu", mais je suppose que l'érudit Daumal y a apprécié l'écho avec un célèbre jeu palindrome en sanskrit, maha aham, "grand je", lui qui nommerait ensuite Aham Egomet ("je moi-même") un personnage de La Grande Beuverie.
  Ceci a pu inspirer l'inversion EJ, alors que Etienne, dit "le Prince", tient Julien sous sa domination, ce qui a pu être le cas de la première relation entre Roger et René, rebaptisé Nathaniel par son aîné, en référence au disciple Nathanaël du poète Ménalque des Nourritures terrestres.
  Je remarque le patronyme de Charles, Vadé, qui peut correspondre au renversement वदे des deux glyphes composant le mot sanskrit déva, "dieu", देव.
  Je remarque aussi que les initiales éventuellement significatives, JE, sont aussi des majuscules, de même étymologie que le sanskrit maha, "grand".

  Eventuellement, car je ne sais que trop que nos pauvres constructions logiques ont bien peu de poids par rapport aux ironies du hasard, et une phrase de La défaite m'interpelle. Minet y imagine que le plus parfait des Phrères simplistes ait été celui qui n'avait jamais eu besoin d'écrire quoi que ce soit, celui dont l'existence bourgeoise à Reims pouvait receler le plus profond des mystères:
Mais le héros, le maître, c'était Meyrat.
La défaite, page 253
  MEYRAT et MAITRE sont presque des anagrammes, et "maître", magister, est toujours de la même famille que magnus, majus, maha...
  Si Daumal a été nommé Nathaniel en signe de soumission à Gilbert-Lecomte, il devait découvrir par la suite que nāth ou nātha signifie "maître" en sanskrit, et utiliser les signatures Nath et Natha...
  On peut imaginer que Vadé ait été choisi par Minet en pensant à vade mecum, signifiant son identification à ce personnage.

  Enquêter sur "la porte noire" m'a fait découvrir qu'il existait un tableau de Matisse portant ce nom, un tableau de 1942, format 12 Marine (61x38 cm). C'est parmi les châssis du commerce celui qui se rapproche le plus d'un rectangle d'or, mais ceci ne signifie évidemment pas que tout peintre l'utilisant soit un adepte de la divine proportion.
  J'ai tracé ci-dessous les principales lignes d'or :
  Si ceci pourrait également être dû à la règle des 5/8es suivie par certains peintres, j'observe que
- la "porte noire" s'inscrit assez exactement dans la petite section d'or supérieure du tableau;
- elle s'oppose sinistrement au bleu du ciel à droite (et au blanc des nuages), la porte-fenêtre correspondant à une section d'or verticale;
- deux lignes d'or se croisent sur le coeur de la jeune femme assise.
  Je me limite à ces observations, la peinture n'étant pas mon terrain. Il va de soi que le titre indique que cette porte est l'élément important du tableau, symbolisant la mort dans ce tableau par ailleurs paisible, à la manière du fameux Et in Arcadia ego (il ne reste plus qu'à identifier la montagne au Bugarach !)
  Selon Aragon, dans son Henri Matisse, roman, cette porte noire fait écho à la Porte-fenêtre à Collioure peinte dans les premiers mois de la Grande Guerre, ouvrant sur une noirceur variable selon les reproductions.
  On peut songer aux visions obscures qui ont envahi Jung à l'approche du conflit, et qui l'ont amené à se demander s'il ne sombrait pas dans la démence jusqu'au moment où il a compris qu'elles annonçaient la vague meurtrière qui allait submerger l'Europe.

  Il y a au moins un autre point commun entre Jung et Matisse, car celui-ci, condamné par la médecine, a cependant survécu plus de 13 ans à une opération de la dernière chance en janvier 1941. C'est peu après qu'il a peint La porte noire, à Cimiez (au-dessus de Nice).
  Matisse a vécu 84 ans, et ses dates 1869-1954 soulignent une curiosité dorée de son nom,
HENRI MATISSE = 54/86
soit deux nombres de la série bleue du Modulor, doublant le rapport doré 27/43 de la série rouge. Le réel partage de 140 selon le nombre d'or est plus proche des entiers 53-87, apparaissant dans la chronologie des événements de 44 (ce billet Triangles étudie aussi le découpage 86-54 dans Le triangle d'or).

  La recherche "Porte noire" + Matisse m'a amené à un recueil de AS Byatt, The Matisse Stories (1993), en français Histoires pour Matisse. La couverture originale montre trois tableaux de Matisse, convoqués tour à tour dans chacune des nouvelles du recueil, dont La Porte noire, pour le dernier récit, La Langouste chinoise.
  Byatt est quelqu'un d'une finesse extrême, et j'envoie ici ou pour des analyses érudites de cette oeuvre.
  La Langouste chinoise se passe dans un restaurant chinois, où deux universitaires, Peregrine Diss et Gerda Himmelblau ("bleu ciel", probable allusion à une citation de Matisse, Quand je mets du bleu, ça ne veut pas dire du ciel) discutent du travail en cours d'une étudiante sur Matisse.
  Diss a rencontré Matisse peu après la guerre, alors qu'il n'était pas encore remis de sa maladie; les religieuses qui le soignaient l'appelaient "le ressuscité". Il s'est étonné de le voir vivre dans l'obscurité, persiennes fermées, rideaux tirés. C'est qu'il était menacé de cécité, et qu'il essayait de s'y accoutumer. Byatt place ces mots dans sa bouche: Le noir est la couleur de la lumière.
  C'est ensuite qu'est donnée une brève description de La Porte noire, avec ce commentaire : Presque personne n'a su peindre la couleur noire comme lui.
    L'étudiante est bien moins respectueuse du peintre, et l'accuse d'être resté dans son coin à bricoler de l'art tandis que sa femme et sa fille étaient torturées par la Gestapo. De fait Amélie Matisse et Marguerite Matisse-Duthuit furent arrêtées le 13 avril 44, et la notoriété de leur époux et père ne leur fut d'aucun secours. Je remarque le mois d'avril 44, celui de l'échange Jung-Haemmerli, celui encore où la porte noire s'est entrouverte pour Daumal, le contraignant à abandonner le manuscrit du Mont Analogue.

  L'apparition de Byatt a pour moi au moins un double écho. J'évoquais dans mon billet précédent la liste des 27 auteurs de fictions mentionnant explicitement le nombre d'or ou la suite de Fibonacci, et Byatt en fait partie. Pour un roman que j'ai lu il y a environ 10 ans, Une femme qui siffle, et je pensais que la mention y était anecdotique.
  Je n'en suis plus si sûr en voyant ici que Fibonacci y apparaît au moins 3 fois, et que ce roman est le dernier volet d'une tétralogie, précédé par La Tour de Babel, où il semble suggéré que la beauté spiralée de la tour soit due à la suite de Fibonacci.
  Babel, spirale, Fibo, tétralogie, bien des thèmes de prédilection pour moi. Pour l'heure ma médiathèque n'a de disponible que le premier volet, La vierge dans le jardin, lu jadis, et j'y relis chapitre 34 un étrange rite inspiré par une page de Psychologie et alchimie de Jung, citée in extenso.

  Il faudra donc y revenir. L'autre écho passe par Jean-Pierre Le Goff (JPLG), qui après avoir tenté une expérience avec les fourmis en juillet 95, relatée ici, eut la surprise de trouver une expérience analogue décrite dans un roman de Byatt venant d'être traduit en français, Des Anges et des Insectes. Il lui écrivit, et elle lui répondit qu'elle avait réellement expérimenté elle-même ce dont elle parlait, et que le noir des fourmis lui avait évoqué des lettres et des mots.
  Jean-Pierre avait de la suite dans les idées, et il réalisa avec la myrmécologue Christine Errard l'exploit de faire écrire à des fourmis le mot ants (fourmis). Je l'ai relaté ici, ainsi que divers échos, dont deux avaient permis à JPLG d'étoffer le dossier de L'écriture des fourmis, devenue une brochure éditée en 2003 au Crayon qui tue. Ci-dessus l'envoi de Jean-Pierre sur l'exemplaire qu'il m'a envoyé.
  Le principal développement de JPLG était issu de mon rappel de la nouvelle de Lahougue sur l'écriture diagonale de la fourmi Atta bellifera, qu'il ne se rappelait pas avoir lue et qui avait peut-être été le germe de son idée de donner des mots à manger aux fourmis. Il nous avait alors échappé que la nouvelle de Lahougue était le prolongement du roman de Ricardou Lieux-dits, où un personnage se nomme Atta, et où apparaît un code diagonal.
  De passage à Marseille le 30 octobre dernier, je me suis rendu à la médiathèque Bonneveine, dont le catalogue assurait la disponibilité du roman de Ricardou. Je ne l'ai pourtant pas trouvé à la cote RIC, où un titre m'a sauté aux yeux, Un nommé Schulz, de Ugo Riccarelli (une vie romancée de Bruno Schulz, dont le titre original se traduirait plutôt Un homme qui s'appelait peut-être Schulz, mieux respecté ici en allemand).
  Trouver mon homonyme en cherchant Ricardou est fabuleux, car moi Rémi Schulz avais imaginé un roman dont les titres de chapitres présentaient un acrostiche diagonal, ignorant que Ricardou l'avait fait dans Lieux-dits, avec d'autres points communs exposés ici. Mais ce nouveau coup du génie des bibliothèques fait encore  écho avec le texte Atta bellifera F. de JPLG, où il conte sa découverte par hasard en librairie de Histoires d'en lire, de Michael Handelzalts, où il tombe sur une anecdote étrangement similaire à l'oubli de sa lecture de la nouvelle de Lahougue. Ensuite, lisant Handelzalts, il y découvre une anecdote tirée de Moment musical de Yehoshuah Kenaz, à propos de quelqu'un qui tire au hasard un livre parmi les rayons d'une bibliothèque, l'ouvre au hasard, et tombe sur un passage parlant précisément d'un livre cueilli par hasard sur une étagère... Il faudrait tout citer, ou plutôt lire Le Goff, Handelzalts, Kenaz.

  Nous avons aussi manqué alors Le jour des fourmis, publié la même année 1992 que Angels & Insects, de Byatt, où Bernard Werber imaginait des fourmis manger le mot "fourmis". Werber fait aussi partie de ma liste des auteurs ayant explicitement parlé du nombre d'or, un autre des sujets de prédilection de JPLG. La première occurrence apparaît à ma connaissance dans La révolution des fourmis, mais le nom même de son héroïne 103 683e correspond à un arrangement ordonné des premières décimales du nombre d'or, bien que Werber en ait nié l'intentionnalité (si .618033 sont bien les premières décimales du nombre d'or, Dick et Byatt mentionnent l'arrondi .618034).
  Le monde se révèle de plus en plus comme, selon les mots de Fabre repris par Lahougue, une série d'échos qui s'éveillent l'un l'autre.

  Ceci me donne l'occasion de parler d'une trouvaille faite il y a quelque temps, au cours d'une recherche fourmi + "nombre d'or". Elle m'a mené à l'analyse par Mathilde Chèvre d'un album pour la jeunesse, L'Histoire de Nûra. Elle y voit les lignes d'or de la première illustration se croiser sur le coeur de la fourmi Nûra (j'ai légèrement rectifié ces lignes ci-dessus, par rapport au schéma donné par Mathilde).
  Au-delà des intentions éventuelles, il y a donc deux lignes se croisant au même point  d'or inférieur gauche, correspondant à un coeur, que ce soit dans l'Histoire de Nûra pour Mathilde ou l'Histoire de Byatt pour Matisse.

  Je présume que Nûra est apparentée à l'arabe nour, "lumière", comme le prénom Anouar, "lumineux", et remarque la proximité de anouar avec "noir", me souvenant des mots de Matisse, Le noir est la couleur de la lumière.
  Je pense aussi à A noir, ouvrant Voyelles de Rimbaud comme Vocalisations de Perec, sonnet où j'ai vu diverses possibilités de lecture dorée, comme dans Noce, l'épithalame écrite par Perec à l'occasion du mariage de son ami tunisien Nour.

  Les échos de la porte noire avec le nombre d'or m'évoquent le dernier billet, et les étranges corrélations dorées trouvées dans les noms des pionniers de IANDS comme dans les phases de la NDE type selon Ken Ring.
  Je me suis demandé s'il existait dans une langue quelconque des rapports dorés entre les mots exprimant "vie" et "mort", sans résultat, et voici qu'hier Laurent me signale qu'une pochette promotionnelle du jeu vidéo Dishonored contient un jeu de tarot plutôt inhabituel. Il y a bien 22 arcanes majeurs, mais beaucoup ont changé de nom, et ceux connus ont changé de position, ainsi l'arcane Mort est passé du n° 13 au 21.
  Je rappelle que les Fibonacci 13 et 21 semblent particulièrement s'immiscer dans mes recherches, et que cette tentative de recensement a vite dépassé 80 occurrences

  En cherchant des rebonds numérologiques à partir du nom d'Antonia Susan Byatt, ce que j'ai trouvé de plus convaincant était le partage de son nom en voyelles/consonnes, soit
YA / BTT = 26/42 = 13/21
  L'arcane 21 est usuellement le Monde, et lors de mes recherches sur le partage d'or privilégié 51/83, correspondant au rapport voyelles/consonnes des 10 lettres les plus fréquentes en français, présentes dans chacun des 1936 "vers" du recueil Alphabets de Perec,(AEIOU/LNRST = 51/83), j'ai découvert
la LUMIERE du MONDE = 83/51.

  Une requête GoogleImages "LUMIERE du MONDE" me donne aujourd'hui en 3e résultat cette image, la première offrant les mots clés,  répertoriée
1321.jpg
1321 !

  Pour revenir à Daumal et consorts, mes lectures m'ont révélé la puissance poétique de Gilbert-Lecomte, et j'ai aussi été frappé par la date de sa mort, le 31 décembre 1943, qui peut se raccourcir en
31/12/43
dont le renversement conduit à 34/21/13.

Note de décembre 12 : J'ai pu consulter Matisse : Paires et Séries qui m'a appris que La porte noire faisait partie d'un ensemble de 5 tableaux peints en septembre-octobre 42, montrant tous une jeune fille dans un même fauteuil devant la même fenêtre de l'atelier de Matisse à Cimiez. Cette série correspondait pour lui à une nouvelle approche de la peinture.

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