4.4.11

Marina 1870...

Je reviens comme promis sur L'insolite aventure de Marina Sloty, de Raoul de Warren. J'ai tant à en dire que j'ai décidé de le répartir sur deux billets, ce Marina 1870 consacré à une analyse "sérieuse" du roman, et Sloty 1959 où je laisserai libre cours à mon délire numérologique. Ci-dessus l'illustration en couverture de l'édition originale L'Herne du roman (1980), La tête funeste de Edward Burne-Jones.

Résumé : le 7 mars 1959, Marina, 25 ans, prise dans une tempête de neige sur le causse du Larzac, fait un bond temporel jusqu'au 7 mars 1870, où elle trouve refuge dans une maison, l'auberge de Sommelieu, qui n'est autre que celle où vivait sa grand-mère Marie-Catherine Dornec, alors jeune fille de 19 ans fiancée au docteur Dominique Sloty, de Millau. Marie est alors absente, mais parents et serviteurs s'étonnent de la ressemblance entre Marie et Marina.
Marina est une sorte de fantôme, elle peut toucher les objets inanimés, mais pas les êtres vivants. Ceci n'empêche pas les sentiments. Ayant appris que Marie a une liaison cachée avec Michel Sloty, frère de Dominique, elle tombe amoureuse de Dominique, qu'elle ne peut toucher. Un heureux hasard a voulu qu'elle ait sur elle au moment de son saut temporel une page du Rouergue Républicain du 21 janvier 1959, où elle lit qu'une série d'expériences atomiques était programmée sur le causse, les 3 février, 7 mars, 4 avril et 5 mai. Sans danger pour la population, mais cet endroit totalement désertique a néanmoins été choisi pour les expériences.
Dominique est aussi amoureux d'elle, bien que ne pouvant la toucher. Ils décident de se trouver le 4 avril suivant ensemble à l'endroit exact où Marina a franchi 89 ans le 7 mars, et font ensemble le saut dans le temps. Dominique peut alors la toucher le 4 avril 1959, et "l'emprisonne dans une étreinte passionnée". Cette liesse ne dure qu'un quart d'heure, et Marina s'aperçoit que son compagnon vieillit à Vitesse grand V... Il faut au plus vite rejoindre le seuil temporel, auquel Dominique parvient seul, déjà vieillard cadavérique, Marina s'étant foulé la cheville. Elle lui promet de le rejoindre le 5 mai.
Marina a donc regagné son époque, où on commence à s'inquiéter de bizarreries survenues après les expériences nucléaires. Quelques personnes ont disparu, on a retrouvé des squelettes vêtus de haillons... Une réunion est prévue le 20 avril pour statuer sur la prochaine expérience du 5 mai. Par ailleurs le notaire de la famille Sloty s'est avisé d'un grave manquement de son étude : 8 jours avant sa mort, le 18 novembre 1933, la grand-mère de Marina, Marina-Catherina, avait confié à l'étude une enveloppe scellée à remettre à sa petite-fille en décembre 1958. Etrange requête puisque Marina n'est née qu'en 1934; certes on peut imaginer, puisqu'elle est donnée âgée de 25 ans le 7 mars 1959, qu'elle est née au début de 34 et que sa mère était enceinte en novembre 33, néanmoins nul ne pouvait en principe savoir que le bébé serait une fille.
Le notaire remet donc enfin à Marina l'enveloppe, qu'elle reconnaît être celle dans laquelle elle a placé 28 feuillets écrits au soir du 31 mars 1870, y consignant son expérience à l'intention de Dominique. Elle prie le notaire de ne pas desceller l'enveloppe, et de l'apporter à la réunion du 20 avril. Coup de théâtre lorsque l'enveloppe est descellée, après que notaire et experts ont confirmé l'antériorité du sceau à la naissance de Marina, et qu'on y découvre ce qu'elle a annoncé, les 28 feuillets de sa main, dûment datés. Il y a aussi un document supplémentaire non prévu, une photo daguerréotype , légendée "Mariage de Dominique et Marina, 11 septembre 1870".
Il a déjà été décidé d'ajourner l'expérience du 5 mai, mais Marina arrive à convaincre les responsables qu'il est obligatoire qu'une autre expérience ait lieu avant le 11 septembre, sans quoi comment pourrait-elle se marier ? Elle s'enquiert auprès des savants atomistes du moyen d'avoir un corps pleinement matérialisé en 1870, sans succès. Qu'à cela ne tienne ! Puisqu'elle se mariera le 11 septembre, il faudra bien qu'elle soit présente corps et âme !
Le 22 août Marina regagne donc 1870, et l'auberge de Sommelieu. Elle y rencontre pour la première fois Marie-Catherine, sa presque jumelle, et celle-ci lui apprend qu'elle doit se marier le 11 septembre avec Dominique. Car Michel est mort à la bataille de Reichshoffen, le 6 août, et elle s'est aperçue peu après qu'elle était enceinte de lui. Lorsqu'il l'a su, Dominique, ayant fait son deuil de Marina qui n'était pas au rendez-vous du 5 mai, s'est aussitôt proposé pour sauver son honneur en l'épousant le plus vite possible.
Marie se montre amicale envers Marina, lui offrant de s'effacer s'il n'existe aucun obstacle à son union avec Dominique, mais elle croit savoir qu'il pourrait y avoir un problème... C'est peu dire, et Marina ne sait que répondre lorsque ça commence à sentir le roussi. La servante de Sommelieu prend Marina pour une sorcière et, sans avoir vu que Marie était avec elle, elle a verrouillé la pièce et mis le feu à l'aile du bâtiment. Lorsque Dominique arrive, il ne peut arracher qu'un seul corps aux flammes.

Lorsque la jeune femme assez gravement brûlée reprend connaissance, elle s'exprime de façon sibylline et déclare se nommer Marina-Catherina :
Tu as aimé successivement et profondément deux femmes. Si elles se ressemblaient physiquement, moralement elles étaient très différentes et leurs qualités étaient complémentaires. Pourquoi ne pas considérer qu'elles ont toutes deux disparu et qu'à leur place tu as une fiancée qui réunit en elle tout ce que tu aimais chez les deux, Marina... Catherina.
Bien sûr, dans quelques jours ou quelques semaines, tu sauras qui est ta femme, mais d'ici là tu nous auras fondues dans le même amour.
Un peu par hasard, à cause d'un titre "gidouilleux", j'ai La Spirale prophétique (1986), de l'ésotériste Jean Parvulesco, où deux chapitres sont consacrés à Raoul de Warren, dont 30 pages à Marina Sloty. Je ne pourrais avoir d'avis objectif sur Parvulesco que si je comprenais son discours... Ainsi Marina Sloty témoignerait sous une approche masquée "d'une instruction extrêmement avancée, d'une instruction finale, réellement finale, du problème central de l'ensemble de son oeuvre."
Ce problème serait l'immortalité, et il me semble que Parvulesco a vu un Vie éternelle mode d'emploi dans ce roman, où Marina pourrait accéder à une vie cyclique, de 88 ans se répétant à l'infini, 25 ans de sa naissance en 1934 jusqu'à 1959 et son saut en 1870, puis 63 ans jusqu'à sa mort en 1933, alors que sa bru Madeleine est enceinte d'elle-même... Il va de soi que de Warren a dû songer à ce paradoxe, thème classique de SF où les interactions familiales transtemporelles ont été déclinées sous de multiples formes bien avant lui.
Je dois à Parvulesco d'avoir souligné l'importance des plaques tombales de la famille Sloty :
Dominique Sloty est né le 17 juin 1842 et mort le 9 août 1921.
Marina-Catherina Sloty, sa femme, est morte le 18 novembre 1933.
André Sloty, leur fils, est mort le 10 juin 1940, à l'âge de 69 ans.
Les indications sont de trois types différents, d'ailleurs usuels, mais nous sommes dans une fiction où chaque détail importe. On comprend que ç'aurait fait désordre si Marina-Catherina avait été déclarée née en 1934, mais une simple mention de son âge à sa mort aurait été éclairante, 82 ans pour Marie-Catherine âgée de 19 ans en 1870 (ce qui n'est précisé qu'une fois), 88 ans pour Marina.
Si la date de naissance d'André n'est pas donnée, elle est comprise entre le 11 juin 70 et le 10 juin 71, puisqu'il avait 69 ans le 10 juin 1940. Peut-être faut-il rappeler que chez l'espèce Homo sapiens le temps de gestation de la femelle est de neuf mois, comptés exactement dans l'usage populaire, ainsi la Conception de Marie est fêtée le 8 décembre, 9 mois avant sa Nativité le 8 septembre. Selon ce calcul, la date la plus tardive de la conception d'André serait le 10 septembre 1870, soit la veille du mariage de Dominique et Marie-Marina, ce qui ne me paraît pas être un hasard.
Un faisceau d'indices appuie l'hypothèse que la survivante ait été Marie, enceinte depuis peu de Michel. Il n'est cependant pas impossible que Marina ait été elle aussi enceinte ! Car le récit du saut conjoint de Marina et Dominique au 4 avril 1959 peut donner à entendre qu'ils se sont abandonnés à l'ivresse des sens, ce qui serait compréhensible après 89 ans d'un désir impossible à assouvir faute de corporalité d'une part du couple d'amoureux... Si cet éventuel rapprochement avait été fécond, la grossesse de Marina aurait été vraisemblablement évidente le 22 août suivant, à moins d'effet retardateur des sauts temporels sur l'embryogenèse, sujet qui n' a fait l'objet d'aucune étude sérieuse...
Quoi qu'il en soit, s'il semble que de Warren ait privilégié une interpétation plutôt raisonnable, le moins qu'on puisse dire est qu'une certaine ambiguïté demeure, et il faut admirer le choix du prénom d'André, doublement né sous X, les réelles identités de son père comme de sa mère restant incertaines (rappelons que l'X est appelé Croix de Saint-André). Dans l'hypothèse la plus fantastique, il est le père comme le fils de Marina...
WER ANDRE ?, "Qui (est) André ?", pourrait questionner un germanophone laconique. DE WARREN, lui répondrait un anagrammiste, où un wanderer, un errant (un premier essai romanesque de Perec se nommait Les Errants, il y fait allusion dans La Vie mode d'emploi sous le titre The Wanderers, attribué à George Bretzlee).
Je m'émerveillais des coïncidences unissant Tania Vläsi, dans la nouvelle éponyme de Philippe Claudel, vieille fille de 36 ans qui devient le 4 avril 1959 le n° 5691, possédée sans trêve par des hordes de jeunes mâles, et Marina Sloty = 56 91, dont l'un des épisodes de l'insolite aventure est daté de ce même 4 avril 59. Ma lecture superficielle ne m'avait pas alors permis de comprendre que Marina avait vraisemblablement perdu sa virginité ce 4 avril, ce qui est un nouveau point de rencontre ahurissant.

Bien évidemment le 4 avril ne m'est pas indifférent, avec le pivot du 4/4/44 dans la vie de Jung, dont les dates de naissance et de mort, 1875-1961, sont proches des années concernées ici, 1870-1959.
Si je réserve pour un autre billet des développements numériques à mon sens éloignés des intentions de l'auteur, je crois qu'il a soigneusement choisi ses dates, de même que rien ne semble devoir être innocent dans son récit. Je remarque ainsi que la date prévue pour l'expérience atomique suivant le 4/4 est le 5/5. La précédente était le 7/3, qui peut devenir significative sous la forme du 66e jour de l'année. Je rappelle que dans la Bête de l'Apocalypse de Warren associait la frappe nucléaire contre Hiroshima le 6 août 1945 au 666 de l'Apocalypse, sous la forme 6-6-6.
Je rappelle aussi que Michel, le probable réel grand-père de Marina, est mort le 6 août 1870 à la bataille historique de Reichshoffen, défaite française qui préfigura le sort de la guerre.

L'expérience du 5/5 fut donc reportée au 22/8. Je remarque les durées séparant les 3 sauts temporels de Marina : du 7/3 au 4/4 il y a 28 jours; du 4/4 au 22/8 il y a 140 jours, soit 5 x 28. Ce n'est peut-être pas un hasard, car le nombre 28 est cité à trois occasions différentes dans le récit, 28 feuillets du récit de Marina, 28 ans âge de Dominique Sloty en 1870, 28 ans âge de Madeleine mère de Marina lors de son mariage avec André Sloty en 1925.
Je ne crois pas pouvoir aller plus loin dans les hypothèses sur les intentions de l'auteur, tant le nombre 28 est riche en propriétés diverses, mais je peux poursuivre le rapprochement avec le 4/4/44 dans la vie de Jung, et avec l'exact motif 1-4 de ses jours autour de ce jour ultraquaternitaire :
6272 jours du 4/4/44 à sa mort, multiple de 28 et même du carré de 28, 6272 = 8 x 28 x 28;
25088 jours de sa naissance au 4/4/44, 4 x 6272, et l'écriture décimale de ce nombre peut rappeler la vie de Marina dans la folle hypothèse qui la fait disparaître à 25 ans en 1959, et mourir à 88 en 1933...
Hors toute hypothèse, Marina est bien apparue pour la première fois le 7 mars 1870, et définitivement disparue le 22 août 1959, avec pour date charnière le 4 avril 1870-1959.
Dans l'hypothèse raisonnable, Marina meurt le 23 août 1870, piégée par la servante Corine après avoir passé la nuit à l'auberge de Sommelieu. Je suis revenu à plusieurs reprises sur le calendrier pataphysique, de 13 mois de 28 jours (+ un hunyadi souvent virtuel) démarrant le 8 septembre, Nativité de Jarry. C'est le 8 septembre 2008, ou 1er Absolu 136, que m'est venue l'intuition du motif 1-4 autour du 4/4/44.
Le 4 avril est le 13e jour du 8e mois pataphysique, qu'on pourrait écrire 13/8 ou 8/13 à l'américaine, beau jour pour Marina/Sloty = 56/91 = 8/13 (je rappelle qu'au chevet de Jung le 4/4/44 il y avait sa femme, Emma/Jung = 32/52 = 8/13). Le 23 août est le 13e jour du 13e mois, ou 13/13, puisque le jour manquant (13 x 28 = 364) par rapport au calendrier vulgaire est le 13 juillet (29 hunyadi gras). Par ailleurs le 7 mars est encore un 13, du 7e mois (91 = 13 x 7), et le récit débuté le 7 mars 1959-1870 s'achève le 23 août (ou 13/13), 169 jours plus tard = 13 x 13. Certes je n'imagine pas que de Warren ait conçu son récit selon le calendrier pataphysique, et la plupart de ces 13 relèvent à mon sens de la synchronicité, comme la date pataphysique d'aujourd'hui, le 13/8 138, ce dont je me suis avisé pendant l'écriture de ce billet.
Chaque mois du calendrier pataphysique compte en fait 29 jours, soit en tout 377 jours dûment répertoriés, même si le hunyadi achevant chaque mois est souvent virtuel. Il est en tout cas curieux que ce soit la valeur du titre
L'INSOLITE AVENTURE DE MARINA SLOTY = 377 que j'ai aussi envie d'écrire à la manière d'une notice bibliographique
INSOLITE AVENTURE DE MARINA SLOTY (L') = 365 (+12), en écho à la formidable coïncidence abordée ici (377 vers de 20 poèmes fibonacciens, dont l'un en 12 vers pour l'oulipien Berge).

Le sablier du temps ci-dessus est un schéma pour César-Antechrist, de Jarry, mort un 1er novembre :
Verse la sueur de ton front
Qui sait l’heure où les corps mourront.
Et sur leur sang ineffaçable
Verse ton sable intarissable.
L'ambigramme "pataphysique" est emprunté à la galerie de Gef, qui y donne également un ambigramme du prénom de sa femme:

1 commentaire:

Ariaga a dit…

Un bonjour. Tes textes sont tellement complets que je ne sais jamais que leur ajouter en commentaire. Une forme d'impuissance intellectuelle devant tant de savoir ? Amitiés.