18.2.17

ce fatal mystère écarlate


  Une série de coïncidences est survenue à çoeur dp aux alentours de la publication de mon précédent billet.
  Le 28 janvier, dp reçoit une alerte ebay, motivée par "Jean Le Poulain" dont elle suit toutes les mentions. Il s'agit ici d'un dessin surréaliste du peintre Lucien Coutaud, et elle voit dans les commentaires qu'il a réalisé des décors pour Le Poulain mais aussi pour Ubu enchaîné mis en scène en 1937 par Sylvain Itkine, personnage dont elle n'a jamais entendu parler.
  Elle consulte sa fiche, laquelle renvoie à un article détaillé,
Sylvain Itkine, "Diable écarlate" et "Croque-Fruits", 1908-1944
 Diable écarlate était le nom de la compagnie théâtrale d'Itkine, Croque-Fruits le nom d'une coopérative alimentaire qu'il a fondée à Marseille en 1940, pendant l'Occupation. Cette coopérative lui permettait d'abriter ses activités de résistant, mais il a finalement été arrêté à Lyon le 1er août 44, torturé et fusillé le 20 août.
  Le 30 janvier, je publie mon précédent billet, dont dp est l'une des premières lectrices. Il y est question de Léo Malet.
  Le 31 janvier, les préoccupations littéraires de dp l'amènent à défricher un coin de table où elle a entassé des livres en rapport avec Roussel. Elle y trouve un roman de Léo Malet, Le cinquième procédé. Elle se demande s'il est arrivé là à cause du mot "procédé", évoquant Roussel, mais n'est sûre de rien, sinon qu'elle n'a rien d'une lectrice assidue de Malet. Toujours est-il qu'elle feuillette le livre, et découvre dans sa préface de Lacassin que la coopérative Toufruit de Marseille transpose le Croquefruit de Sylvain Itkine...
  Le 1er février, dp reçoit un lot de 3 revues Histoires littéraires, commandées le 29 janvier sur le site de vente en ligne PM, parce qu'elle essaie de rassembler les numéros de cette revue.
  Elle commence par regarder le numéro 44, parce qu'il a Pierre Loti en couverture, et y découvre un article de Henri Béhar, Sylvain Itkine et le Diable écarlate. Elle n'avait aucune idée du contenu de la revue, et sa commande du 29 n'avait aucun rapport avec sa découverte d'Itkine la veille.

  Les mots "diable écarlate" me sont particulièrement évocateurs actuellement, après les deux précédents billets où je suis revenu sur les échos, voulus ou non, entre
- La mort et la boussole de Borges (1942), où des indices "divins" donnés par 3 crimes attirent le détective Lönnrot (rot "rouge" allemand) en un lieu où il imagine empêcher un 4e crime, mais les indices ont été forgés par Red Scharlach ("rouge-scarlatine" en anglais-allemand) qui voulait venger la mort de son frère due à Lönnrot;
- Le mystère des ballons rouges, pastiche d'Ellery Queen écrit en 1945 par Thomas Narcejac, où 3 crimes sont commis dans des lieux signalés par des ballons rouges; lorsqu'un 4e ballon apparaît dans la propriété de Jonathan Mallory, la police tente de le protéger, mais il s'agissait d'un plan de Mallory pour faire venir à lui le sergent Velie responsable de la mort de son frère;
- L'adversaire d'Ellery Queen (1963), est évidemment inspiré par La mort et la boussole, avec une série de 4 crimes géométriques correspondant explicitement aux lettres du Tétragramme, le dernier crime étant de nature différente des premiers; pas de rouge ici, sinon la première parution française dans la collection Red Label, mais un diable, ou le Diable, l'Adversaire, car tel est le sens primitif du Satan hébraïque...

  En fait le coupable du roman serait plutôt Dieu, mais l'indice permettant à Ellery de le démasquer a un remarquable écho avec le Diable écarlate ayant été la première compagnie à monter UBU enchaîné. Un personnage du roman a un chien couramment appelé BUB, et Ellery apprend que c'est le diminutif de Belzebub, nom du Diable, parce que le chien anglais, DOG, est GOD, "Dieu", lu à rebours.
  Le précédent billet m'a conduit à envisager la création de Nestor BUrma proche de l'écriture du Mont analogue de Daumal, lequel a déBUté dans la "littérature" avec le journal BUBU (en hommage à Jarry), écrit avec ses condisciples du lycée de Reims.
  Les dates de Sylvain Itkine (1908-1944) sont les mêmes que celles de Daumal. Ci-contre Itkine dans son dernier rôle au cinéma, celui du lieutenant Dessolder, amateur de Pindare dans La grande illusion (1937).

  J'évoquais aussi dans les précédents billets l'écho entre la dernière pièce du puzzle de York Square dans L'adversaire, le millionnaire Percival York que tente d'assassiner son employé Walt, et la principale histoire de VME, la vengeance de Winckler à l'encontre de son employeur millionnaire, Percival Bartlebooth, mourant avec en main une pièce de puzzle en forme de W.
   Le plus troublant dans l'affaire est la présence dans le jeu de contraintes de VME d'allusions à Cristal qui songe, de Theodore Sturgeon que Perec ne pouvait savoir être le co-auteur de L'adversaire. Le seul chapitre 92 de VME réunit allusion à Cristal qui songe et citation de Borges, et je me suis émerveillé que Perec ait choisi le jouet appelé Diable dans le premier cas, et une citation directe de La mort et la boussole dans l'autre, mais le "diable rouge" conduit à des rebonds.
  Un perecologue sait que les contraintes de Perec sont rarement gratuites, plus spécialement les citations, et qu'il importe d'aller voir le contexte originel comme celui d'accueil. Chez Borges ce sont "des restes de cigarettes de marque hongroise", trouvés dans la chambre de la troisième victime, avec "une brusque étoile de sang" et "un livre en latin - le Philologus Hebraeo-graecus".
  Perec a imaginé deux hommes jouer au morpion en utilisant "l'un des restes de cigarettes hongroises puisées dans un cendrier débordant, l'autre des pétales flétris arrachés à un bouquet de tulipes rouges." Au plus bref, j'imagine un rapport entre le "sang" de Borges et les "tulipes rouges" de Perec.
  La phrase précédente contient le mot "mouche", contrainte du chapitre, et Perec a choisi d'évoquer la création des Mouches de Sartre en juin 1943 "au Théâtre Sarah-Bernhardt, alors appelé Théâtre de la Cité". Ces "mouches" sont les Erynies grecques, émissaires infernales, et je frémis en voyant qu'elles suivent le "diable" cité dans le paragraphe précédent, de Sturgeon sous la plume duquel apparaît 13 ans plus tard "Belzebub", "Seigneur des mouches". Grecs et Hébreux se sont rejoints sur le côté diabolique des mouches, le philologue de Borges en parle-t-il ?
  Il est évidemment fort périlleux d'imaginer que Perec ait pu associer les Mouches de Sartre au Belzebub de L'adversaire, et bien plus probable que les divers éléments explicites et implicites du passage concourent à évoquer la Shoah, mais ce n'est pas ici mon problème.
  Je repère au passage les mots "mouches" et "morpion" dans deux phrases successives, pensant aux "mouches éclatantes" de Voyelles de Rimbaud devenues un "scintillant morpion" dans la version sans E de La disparition.

  Le fait que Le Poulain ait été au départ de cette piste me rappelle qu'une même logique a pu présider à l'apparition du nom Percival dans L'adversaire et dans VME, gouvernés par le jeu d'échecs (je rappelle que le parcours du cavalier dans le damier de l'immeuble débute du palier de Percival, case 66, pour s'achever dans son bureau, case 61).

  Que Roussel ait joué un rôle dans l'affaire me rappelle qu'il fait aussi partie des contraintes "citations" de VME, et j'ai examiné ces citations. Comme Roussel appartient à la même catégorie que Borges, il ne peut y avoir de chapitre réunissant les deux auteurs, mais il y a deux chapitres, 7 et 55, où Roussel est convié avec Cristal qui songe.
  Je ne vois rien d'immédiat pour le 7, mais le 55 est étonnant. La citation de Roussel (en jaune) est issue de Locus solus, et elle se mêle étrangement à l'allusion (en bleu) à Cristal qui songe: "il devint Mister Mephisto, le magicien, le devin, le guérisseur que toutes les têtes couronnées d'Europe avaient acclamé. En smoking rouge, avec un oeillet à la boutonnière, haut-de-forme, canne à pommeau de diamant, imperceptible accent russe, il sortait d'une étroite boîte de vieux cuir au couvercle absent un grand jeu de tarots, en disposait huit en rectangle sur une table et les saupoudrait à l'aide d'une spatule d'ivoire (...)
  La citation de Roussel se poursuit ensuite, mais le texte original contenait le détail des huit tarots, avec parmi eux le Diable, ainsi le passage fait apparaître explicitement Mephisto, nom du Diable, issu de Sturgeon, et implicitement le Diable du tarot, avec entre les deux un smoking rouge qui contrevient à la contrainte "couleur" du chapitre, prévoyant le bleu ciel.
  Mephisto et le jouet Diable sont les seules allusions "diaboliques" issues de Cristal qui songe.
  Roussel est étymologiquement un "roux", un "rouge"...
  Ce chapitre 55 contient une autre citation littéraire, issue de Calvino, du Château des destins croisés (ce qui m'évoque Jung et Haemmerli). Il est frappant que le texte source concerne aussi le tarot, avec cinq cartes nommées en italique, mais Perec a gommé toutes les références au tarot! Calvino utilise dans son récit toutes les cartes du tarot, avec un rôle particulier pour le Diable et la Maison-Dieu (laquelle a aussi des propriétés spéciales dans Locus solus).

  Perec a réduit le texte source de Calvino à une pièce de théâtre où deux reines s'affrontent, lesquelles correspondaient chez Calvino à la Reine de Deniers et la Reine d'Epées, et je note que dans L'adversaire les Queen père et fils s'identifient aux deux reines du jeu d'échecs, manoeuvrant sur l'échiquier de York Square dont les 4 coins sont occupés par les tours des "châteaux" des cousins York...
  Walt est identifié à un pion, dont les mouvements sont dictés par le mystérieux Y, et deux noms des résidents de York Square correspondent à des pièces, Tom Archer qui serait un fou, dont un autre nom est l'archer, et Percival, fameux chevalier (présent dans le roman de Calvino). C'est grâce à Archer, lui révélant pourquoi le chien est appelé Bub, et à Percival, énonçant des mots à rebours, qu'Ellery parvient à la solution de l'énigme, au matage du roi ennemi.

  Roussel est l'auteur d'une solution au mat par le fou et le cavalier, que j'avais utilisée dans les Pans, pour mater le tueur des latinistes supposé suivre le programme de L'adversaire, et j'avais aussi réuni Roussel et L'adversaire dans une nouvelle destinée à la revue Caïn. Parce qu'il s'agissait du n° 26, valeur du Tétragramme JHWH, j'avais imaginé de transformer le tueur des 4 cousins en 4 soeurs plutôt diaboliques, les SOEURS MORDYLAN (anagramme de RAYMOND ROUSSEL), d'initiales C-A-I-N, massacrant ensemble un certain Bela (anagramme d'ABEL), lequel les dénonce avec un ultime message en lettres hébraïques de sang, JHWH...

  Reprendre L'adversaire pour vérifier certains points m'a conduit à une découverte propre à réviser mes vues sur son absence de lien volontaire avec le pastiche de 1945 de Narcejac, Le mystère des ballons rouges. Dans cette nouvelle l'instigateur du plan criminel est l'homme d'affaires richissime Jonathan Mallory, lequel ne peut être soupçonné des trois premiers meurtres car il est unijambiste, et se déplace difficilement avec des béquilles. Il a payé un tueur pour ces premiers meurtres.
  Un éventuel suspect dans L'adversaire est aussi un homme d'affaires richissime nommé Mallory, nom suffisamment courant pour ne pas constituer un indice décisif, mais Mallory est innocenté car il avait une jambe cassée au moment des premiers meurtres et avait besoin de béquilles pour se déplacer... Il revient cependant au rang des suspects lorsqu'il est découvert que le tueur, Walt, n'est qu'un pion manipulé par Y.
  Il semble que Narcejac ait envoyé à Dannay (Daniel Nathan le Queen principal) sa nouvelle, ensuite traduite en anglais, peut-être pour la faire paraître dans sa revue Ellery Queen's Mystery Magazine. Du moins les archives de Dannay conservées à l'université de Columbia témoignent de la réception d'un document de 31 pages en 1960. Elle n'a pas été publiée dans EQMM, mais 5 autres nouvelles de Narcejac (seul, sans Boileau) y ont été publiées, dont 3 pastiches (en 1960 et 1961).

  Alors? En 1960 la rupture est définitive entre Dannay et son cousin Lee, et la dernière aventure d'Ellery est parue en 1958, au titre significatif, Le mot de la fin (The finishing stroke). Ultime affront, Lee décide d'utiliser la signature Ellery Queen pour publier d'autres auteurs...
  Il est très probable que Dannay, qui pouvait désormais consacrer tout son temps à la revue, dont Lee ne s'est jamais occupé, ait lu Le mystère des ballons rouges, et très possible qu'il ait perçu les points communs avec La mort et la boussole, dont il avait été l'un des premiers lecteurs en anglais car un des collaborateurs d'EQMM, Anthony Boucher, en avait fait une traduction pour la revue (s'il est dit ici que Dannay a refusé de la publier, je me souviens avoir lu lors de sa mise en vente une lettre à Boucher où Dannay trouvait la nouvelle formidable, mais trop littéraire pour le public d'EQMM). C'est aussi Boucher qui avait traduit les deux premières nouvelles de Narcejac parues dans EQMM, en 1950-51.
  Dannay avait de bonnes raisons de trouver formidable ce texte où un plan criminel est basé sur le Tétragramme, puisqu'il avait publié en 1948 Ten days' wonder, où un plan criminel amène le jeune Howard à signer ses sculptures HH WAYE, soit à profaner le nom divin YAHWEH, prononciation supposée du Tétragramme.
  Dannay avait aussi publié en 1948 dans EQMM Le jardin aux sentiers qui bifurquent, autre nouvelle de Borges bien plus "littéraire" que policière, aussi traduite par Boucher, mais qui pouvait trouver place dans la revue (voir la préface de Dannay sur la page précitée) car la première partie du recueil Fictions est supposée écrite par Herbert Quain, écrivain dont le premier roman The God of the labyrinth en 1933 a été éclipsé par le Siamese twin mystery (effectivement publié en 1933 par Queen, dont Borges était un lecteur assidu).
  Une pareille mésaventure est arrivée à Queen en 1940, lorsque son nouveau roman There was an old woman s'est avéré trop proche par son thème de Ten little Niggers venant de paraître, si bien que la parution du roman a été remise à plus tard, et qu'à la place est parue la novelette The lamp of God, quelque peu labyrinthique.

  Je reviens aux années précédant la publication de L'adversaire, avec la publication en 1962 d'une seconde nouvelle de Borges dans EQMM, Les deux rois et les deux labyrinthes, texte très court n'occupant qu'une seule page. Le jeu d'échecs de L'adversaire suggérant que les deux rois y sont Dieu et le Diable, je peux imaginer que cette publication était significative de la décision de Dannay de revenir à l'écriture, avec un roman inspiré par Borges, et peut-être l'avènement d'une nouvelle "reine" pour remplacer Lee, en l'occurrence un "dieu", Theodore Sturgeon.
  EQMM publiera finalement La mort et la boussole 26 ans après la mort de Dannay, en août 2008. Ce mois m'a été essentiel, avec la découverte du roman jungien de Sinoué Des jours et des nuits, et de ses corrélations avec les polars gréco-minoens de Paul Halter qui allaient me mener à la formidable intuition du 8 septembre. En septembre 2008, EQMM a publié une nouvelle de Paul Halter, Nausicaa's ball, se passant en Grèce.

  Retour aux années précédant la publication de L'adversaire, avec en 1960 la sortie de Psychose qui allait attirer l'attention du monde entier sur le syndrome des personnalités multiples, grâce à l'inoubliable prestation d'Anthony Perkins.C'est normal, c'est Norman ! Avant cela, il y avait eu en 1957 le livre Les trois visages d'Eve, et le film qui en a été tiré, et c'est à ce cas que se réfère Ellery pour Walt-JHWH-Nathaniel.
  Sachant comme tout hébraïsant que Eve comme JHWH dérivent du verbe "être" (ou "vivre"), Dannay a pu en tirer l'idée de faire de JHWH une personnalité seconde, et que le psychiatre ait nommé Eve White et Eve Black ses deux premières personnalités a pu le conduire à placer son intrigue sur un échiquier.
  Tiens, Christine Costner, la réelle Eve, née un 4 avril (!), est morte le 24 juillet dernier, la Sainte-Christine.
  Au passage, le meilleur film de Hitchcock est probablement Vertigo (1958), adaptation d'un roman de Boileau-Narcejac. Hitchcock avait précédemment voulu acquérir les droits des Diaboliques (!), mais Clouzot lui avait soufflé la mise...

  Je ne prétends aucunement restituer la démarche exacte suivie pour l'écriture de L'adversaire, mais tenter d'apporter un minimum de logique à cette affaire embrouillée. Ainsi il est difficile de voir dans deux enquêtes d'Ellery la présence par hasard de suspects richissimes nommés Mallory, innocentés par une paire de béquilles, sachant que Dannay avait depuis peu la traduction du pastiche de Narcejac. Il s'y ajoute que le prénom de Mallory, réel coupable chez Narcejac, est Jonathan, alors que l'assassin chez Queen s'identifie à Nathaniel York, et que la première victime de Jonathan est Douglas Percy, tandis que la dernière victime de Nathaniel est Percival York.
  Dannay aurait-il donné un indice de son tribut à Thomas Narcejac en prénommant Tom celui qui permet à Ellery de mettre le mystère K.O., Tom Archer ? Des échos similaires parsèment la geste queenienne, ainsi:
- dans Le mystère des frères siamois (1933) comme dans Le cas de l'inspecteur Queen (1957), une Sarah se dénonce sans être prise au sérieux alors qu'elle est réellement l'assassin;
- dans La ville maudite (1942) comme dans Face à face (1967), un indice essentiel est découvert dans un carton à chapeau le jour de la Saint-Valentin (et j'écris ceci le 14 février);
- dans Le mystère de la rapière (1938), dont le titre original est The devil to pay, un meurtre est commis comme dans L'adversaire (1963) dans un ensemble de 4 propriétés symétriques autour d'un jardin commun; l'assassin est un archer, Pink, qui a maquillé le crime en remplaçant sa flèche par une dague (la situation inverse se présente dans Le fou des échecs (1929), de Van Dine dont les romans ont d'abord inspiré les cousins Queen).

  Je n'aurais cependant aucune objection à ce que les coïncidences Narcejac-Queen soient des "hasards objectifs", pour reprendre le vocabulaire des surréalistes que fréquentait Sylvain Itkine, et il peut y avoir d'autres approches. Ainsi Mallory est le premier nom du privé de Raymond Chandler, ensuite devenu Philip Marlowe, autre joueur d'échecs, morally upright souligne la page anglaise, tandis que son principal clone est Lew Archer, créé en 1940 par Ross Macdonald.
  Il y a de toutes façons des coïncidences irréductibles, ainsi Narcejac ne pouvait savoir en 1945 que le nom de naissance de Dannay était Daniel Nathan, ni qu'il se brouillerait avec son cousin Lee, ce dont pourraient témoigner quelques romans ultérieurs.

  Lee a notamment fort peu apprécié le tournant religieux pris par Dannay en 1946 avec La décade prodigieuse, et le roman n'a pu paraître qu'en 1948, 3 ans après le Queen précédent alors que de 1930 à 1945 les cousins avaient publié 22 romans et 2 recueils de nouvelles. Chabrol en a fait en 1971 la première adaptation d'un roman de Queen au cinéma, et il est ahurissant que le jeune Van Horn amené à profaner le nom Yahweh y soit interprété par Anthony Perkins, dont la prestation dans Psychose est emblématique des personnalités multiples, que ce soit ou non ce rôle qui ait inspiré à Dannay son tueur signant Y pour Yahweh.
  Diedrich Van Horn et son fils Howard sont devenus chez Chabrol Théo et Charles, on comprend aisément pourquoi pour le père, image de Dieu, moins pour le fils, dont les prénoms originaux Howard Hendrik l'amenaient à signer ses sculptures HH WAYE lorsqu'il apprenait son nom de naissance, anagramme de YAHWEH.
  Chez Chabrol, Charles Henri apprend que ses vrais parents se nommaient Javet, d'où une profanation plus immédiate, mais je ne comprends pas pourquoi il adopte comme nouvelle signature CH JAVE.
  Le péché final du fils est qu'il semble pour son entourage vouloir tuer son père adoptif, mais c'est en fait un plan du père pour amener son fils à se suicider, chiasme qui devient pour moi significatif lorsque fils et père se nomment Charles et Théo, écho à Carl et Theodor. Il est encore remarquable que Théo (dore ou non) soit incarné par Orson Welles, en se souvenant que le teddy-bear doit son nom à Theodore Roosevelt, et je trouve piquante cette page où Welles est dit être le plus fameux "porteur", bearer, de ce prénom:
From an English surname which was originally a nickname meaning "bear cub", from a diminutive of Norman French ors "bear", ultimately from Latin ursus. American actor and director Orson Welles (1915-1985) was a famous bearer of this name.  

  Après L'adversaire, Dannay a publié en 1964 Et le huitième jour... (qui n'est paru en français qu'en 1979), écrit en collaboration avec Avram Davidson, curieux roman métaphysique qui se passe pendant la semaine sainte de 1944. Ce huitième jour... est donc le dimanche de Pâques, et je me suis demandé si les points de suspension ouvrant le titre du Boileau-Narcejac de 1965, ...et mon tout est un homme, ne répondaient pas à ceux de Queen, d'autant que le roman débute un lundi de Pâques (correspondant à 1965). Alors que le roman de Queen fait ressusciter un "christ" adorateur de Hitler, celui de B-N fait ressusciter le criminel mégalomane Myrtil, dont la maîtresse se nomme Régine (regina, queen)...

  Je rappelle qu'il entre dans les coïncidences initiales le n° 44 de Histoires littéraires, avec son article sur Itkine mort en 1944.
  Il y entre aussi Le cinquième procédé, que j'ai relu. C'est un roman de 1948 (comme La décade prodigieuse), 5e aventure de Burma, mais 3e se passant pendant la guerre, en novembre 42.
  Çoeur dp y a repéré le personnage surnommé Roth-Kartoffel, "patate rouge", pour son teint rougeaud, se présentant d'abord comme un agent de la Gestapo, Otto Schirach (Roth Schirach évoquerait aisément Red Scharlach, mais il serait fort aventureux d'y voir un lien logique).
  On retrouve ensuite Roth-Kartoffel à Marseille, sous le nom Korb, or un autre hasard a conduit dp à découvrir en novembre dernier que le vrai nom de Francis Lemarque était Nathan Korb, ce qu'a vraisemblablement utilisé Nicolas d'Estienne d'Orves pour baptiser dans ses Orphelins du mal le millionnaire Nathaniel Korb, croyant financer un opéra alors qu'il est manipulé par les nazis. 
  Lorsque dp a rencontré la seule mention du nom Korb au chapitre 14, elle venait de voir la veille le nom de Francis Lemarque dans l'article en ligne sur Itkine:
 Les acteurs-chanteurs qu’il avait regroupés – des moins de vingt ans, l’un d’entre eux s’appelle Francis Lemarque – diffusaient dans les rues et dans les usines occupées par les grévistes, des spectacles, des chansons et des poèmes. Sur des photographies prises en mai 1935 par David Seymour et Willy Ronis, on aperçoit de jeunes militants hardiment juchés avec des porte-voix sur le Mur des Fédérés du cimetière du Père Lachaise : ils ont des pantalons et des pull-overs bleu marine sur lesquels on déchiffre le nom de guerre du groupe d'Itkine, Mars écrit en grosses lettres rouges.
  J'y vois aussi Willy Ronis, dont une photo est en couverture de la première édition française de La décade prodigieuse, montrant Howard Hendrik qui deviendra Charles Henri sous les traits de Perkins. L'édition suivante donnée plus haut montrait son père Diedrich devenu Théo sous les traits de Welles.

  Pour en revenir à Roth-Kartoffel, alias Schirach, alias Korb, il s'avère finalement être un agent anglais.
  Il y a un autre "rouge" dans Le cinquième procédé, Jean Rouget, le directeur de Toufruit, certainement inspiré par Jean Rougeul, fondateur avec Itkine de la coopérative Croquefruit, auquel est d'ailleurs dédié le roman.

  Mon billet précédent évoquait Les derniers mystères de Paris, de Noël Simsolo, où un tueur entend parachever l'oeuvre de Malet en commettant un crime dans chaque arrondissement de Paris. Les enquêteurs ne parviennent pas à le contrecarrer, et le tueur finit son programme en s'immolant dans le 20e sur la tombe de Simone Signoret, laquelle était une amie de Malet. Simsolo indique notamment que c'est elle qui a remis à Malet en 1948 le premier Prix de Littérature Policière, pour Le cinquième procédé.
  Ce prix a été fondé par MB Endrèbe dont il a été question à diverses reprises sur Quaternité, notamment pour la dernière attribution du prix de son vivant aux Silences de Dieu, de Sinoué, en 2004.
  Tiens, en 1959, le prix a été décerné à un roman de Paul Gerrard, Deuil en rouge, ce qui a été aussi le titre d'un roman inachevé de Malet, dont Enigmatika a proposé une restitution.
  Endrèbe était encore l'un des responsables de la collection La Mauvaise Chance qui a publié en 1947 Le mystère des ballons rouges, parmi d'autres pastiches de Narcejac.

  Un personnage des Derniers mystères de Paris est l'acteur Féodor Atkine, ami de Simsolo. Son nom est proche d'Itkine, vraisemblablement de même origine (hébreu "s'installer"), et son prénom est la forme slave de Théodore; c'est le 9 novembre 42, Saint-Théodore, que Nestor Burma rencontre Roth-Kartoffel.

  J'ai eu la curiosité de regarder l'adaptation TV du Cinquième procédé, avec Guy Marchand. Il n'y a guère que le titre qui rappelle le roman, mais je remarque que l'épisode a été réalisé par Joël Séria. Je savais que Séria est le mari de Jeanne Goupil, née le 4 avril 1950, or le mari de dp est né ce même jour, qui est encore celui où débute le 20e Queen, Double, double (1950), pas par hasard à mon avis car le roman semble construit à partir du nombre 4 et de la lettre D.
  J'ai aussi vu une possibilité JHWH dans cette intrigue conçue par un Dannay de 44 ans, où les 8 morts correspondent aux 8 éléments d'une comptine en 4 vers; les paires de morts ont les initiales M-H, A-J, D-H, et WW, soit aux rangs pairs HJHW.

  J'ai mentionné dans les deux précédents billets le sommaire de la revue imaginée par Perec, le Bulletin de l'Institut de Linguistique de Louvain, dont 3 rubriques consécutives me semblent faire écho à 3 coïncidences littéraires remarquables. A vrai dire, l'écho à la coïncidence Narcejac-Borges est plutôt faiblard puisque l'allusion au Tétragramme de la nouvelle de Borges ne concerne en rien Narcejac, mais je vois une autre possibilité avec les 3 premières rubriques, allusions respectives à 3 nouvelles de Fictions, Tlon Uqbar Orbis Tertius, Pierre Ménard auteur du Quichotte, et Le jardin aux sentiers qui bifurquent.
  L'article de Stephen Albert est en anglais, ce qui peut évoquer la première traduction de Borges en anglais, précisément ce Jardin traduit par Anthony Boucher pour EQMM. L'allusion suivante est, par le biais d'une citation de Freud qui est l'autre auteur programmé, à La mort et la boussole, aussi traduite par Boucher pour EQMM, mais que la revue n'a pas publiée. Boucher a aussi été le premier à traduire Narcejac en anglais, toujours pour EQMM.

  A ce propos, je resignale le roman Borges et les orangs-outangs éternels, de L. Verissimo (2000), se présentant comme le récit de Vogelstein, traducteur en portugais de la nouvelle La mort et la boussole parue dans EQMM, traducteur très libre puisqu'il s'est permis maints ajouts personnels, ce qui lui a valu les foudres de Borges.
  L'occasion de se réconcilier arrive avec un colloque sur Poe en 1985, d'autant qu'un universitaire nommé Rotkopf est assassiné au début du colloque, et Borges mène l'enquête aidé de Vogelstein.
  Une lettre finale de Borges révèle que tout ce qui précède est pure invention, que EQMM n'a jamais publié La mort et la boussole, et que Rotkopf est clairement inspiré par un personnage de l'entourage de Vogelstein, dont la principale caractéristique est une "tête rouge"...

Dernière minute : dp me signale qu'à la fin de la pièce Le noir te va si bien, mise en scène par Jean Le Poulain, lui et Maria Pacôme, incarnant le couple criminel John et Lucy, sont emmenés aux enfers par un diable écarlate...

1 commentaire:

Victor TENNGU a dit…

Gérard de Nerval et Henri Delaage, Le Diable rouge, almanach cabalistique pour 1850
Illustrations de Bertall, Nadar, Pastelot, etc.
Présentation de Michel Brix
Bassac : Édition Plein Chant, coll. "Bibliothèque facétieuse, libertine et merveilleuse", 2013.

Présentation de l'éditeur :

Avec l’aide de Henri Delaage (figure bien connue, au XIXe siècle, du Paris « initié ») et de quelques illustrateurs (parmi lesquels le fameux Nadar), Gérard de Nerval a composé ce Diable rouge, qui se voulait « Almanach cabalistique pour 1850 ». Cette petite brochure contient notamment des textes qui seront repris, en 1852, dans le recueil nervalien des Illuminés. Elle intéressera tous ceux qu’attirent les sciences occultes, mais aussi tous les curieux d’histoire littéraire et d’histoire des idées. De façon exemplaire, en effet, Le Diable rouge témoigne de ce que fut la spiritualité romantique, dans laquelle se rejoignaient – en un mélange détonant, et au rebours des dogmes établis – élans religieux, théories millénaristes et doctrines politiques socialisantes.