6.1.23

La lettre et l'esprit

à  Philo et Fredo

  Le billet précédent m'a conduit à associer le "chef de bande barcelonais" de La mort et la boussole, et le "chef" du Jardin aux sentiers qui bifurquent, les deux nouvelles de Borges traduites pour Fred Dannay (Ellery Queen) par Anthony Boucher vers 1947.
  Dans la version originale, le premier était un caudillo barcelonés, et il ne fait pas de doute pour les spécialistes que ce soit une allusion à Alberto Barceló, réel caudillo mafieux de la cité au sud de Buenos Aires, Avellaneda, puis à partir de 1940 gouverneur de Buenos Aires.
  L'autre était le jefe d'un espion allemand en Angleterre pendant la guerre de 14-18, lequel devait transmettre à son chef à Berlin le message "Albert", nom d'une ville stratégique en France, et le faisait en tuant une personne nommée Albert.

  J'avais remarqué au passage ces deux Albert, sans y insister, mais plus tard une voie détournée (j'y reviendrai) m'a conduit à me souvenir qu'en 1999 JB Pouy m'avait demandé d'écrire le premier volume de la collection "intello-populaire" qu'il venait d'imaginer, les enquêtes d'Albert Fnak, le plus petit libraire de Paris, dans sa boutique de 12 m2Douze maîtres au carré, rue Beautreillis.
  Le nom faisait évidemment allusion à la plus grande librairie parisienne, et ne pouvait être utilisé sans l'accord de la FNAC, ce qui ne put se faire, et Albert Fnak devint ensuite Pierre de Gondol, mais j'ai écrit mon roman avec Albert comme narrateur, à la première personne. Voici l'annonce de la collection dans le catalogue Baleine 2000 (1284 est une coquille pour le titre transmis oralement, 1280 âmes):
  En fait, après Pouy et Schulz, le seul auteur annoncé ayant effectivement écrit un Gondol est Jacques Vallet.

  Les références littéraires étant une contrainte de la série, Borges et Queen avaient été des sources de mon intrigue, avec des morts commandées par le temps et l'espace. 3 latinistes mouraient les 3/3, 4/4, et 5/5, en des lieux parisiens correspondant aux sommets d'un triangle de Pythagore. L'enquête désignait un suspect, en Essonne, mais on le trouvait égorgé, la fenêtre ouverte, sans trace de la lame sanglante utilisée.
  C'était une allusion au Mystère du grenier, de Queen, où un meurtre apparent était en fait un suicide, une pie étant venue chaparder la lame.
  Albert soupçonnait un autre latiniste, surveillé par les flics, mais il se suicidait le 6/6, en un point complétant le triangle de Pythagore...

  J'en ai parlé ici. Au bout du compte, Albert mettait Pouy en cause, mais décidait de garder ses soupçons pour lui...

  Le roman est paru en octobre 2000, avec Albert devenu Pierre, ce qui m'a contraint à quelques menus changements.
  Le samedi 17 mars 2001, j'étais au Salon du Livre pour une signature avec les autres auteurs Gondol. J'appris que le lendemain serait présent David Ignatius, que je désirais rencontrer. Le dimanche 18, entre ma résidence et la station de métro, il y avait une braderie à St-Ferdinand-des-Ternes, je suis entré, et sorti avec La bibliothèque de Villers, de Benoît Peeters (1980), que je ne connaissais que comme scénariste des Cités obscures.
  Ce court roman est présenté comme un hommage à Agatha Christie, mais c'en est un aussi à La mort et la boussole, car 4 meurtres y sont commis tous les 25 jours aux 4 points cardinaux de la ville de Villers; les victimes successives portent les initiales II, VV, RR, EE. Le narrateur soupçonne l'étrange Albert Lessing, directeur de la bibliothèque, au centre de la ville, mais on le trouve mort le 25e jour après le précédent meurtre. Une phrase est tatouée dans le dos de Lessing, En lui l'Alpha et l'Oméga.
   Cette phrase et le prénom Albert débutant par un A devaient inciter le lecteur à reprendre le roman au début pour découvrir l'acrostiche (L)IVRE, formé par les initiales des noms des victimes, et les lettrines en tête des 5 chapitres.

  L'assassin est ici le LIVRE, tandis que ce serait l'écrivain dans mon roman (mais le livre de Peeters est encore plus proche du projet que j'avais avant Sous les pans du bizarre, Novel Roman, enfin mené à terme en 2018.

  Je n'avais pas prêté jusqu'ici attention à cette coïncidence Albert, laquelle m'est apparue en relisant une page de 2008 de mon ancien site, que j'ai du coup remise en ligne ici.
  Elle était essentiellement consacrée aux "acrostiches victimaires", et le jefe du précédent billet m'a rappelé qu'il y avait un jefe dans un roman de Joseph Bialot, Nursery Rhyme (1999). Une milice dirigée par le féroce Odilon Thorensen avait opprimé des mineurs chiliens sous Pinochet. Odilon a tué la femme enceinte du guitariste Manuel, et a tranché les doigts de sa main.
  10 ans après Manuel vient avec deux amis se venger d'Odilon et de ses 4 complices, leur associant les vers d'une comptine anglaise, introduisant les 5 parties du roman. Ainsi sont exécutés Didier, Elisabeth, Ramon, et Françoise, chacun amputé préalablement d'un doigt. C'est ensuite le tour du Jefe, Odilon, qui a d'abord droit à l'amputation de tous ses doigts...
  Il m'était venu que la succession DERF-O permettait une lecture FRED-O, de manière un peu analogue au IVRE-L de Peeters à lire L-IVRE. La vengeance est un plat che va servito freddo...
  J'ai pu en parler avec Bialot, il m'a certifié n'avoir pas du tout pensé à ça, et ne pas connaître le lien entre les lettres JEFE et le Tétragramme...

  Ceci ne m'avait pas empêché en 2008 de remarquer le parallèle avec Double, double de Fred Dannay, sa comptine s'achevant sur "chef", et l'acrostiche victimaire JHWH MAD.
  Je ne m'en rappelais certes pas en 2017 lorsque j'ai écrit Ô Phil, premier d'une série de 3 billets sur Danielewski, où je présentais une étrange coquille dans l'édition J'ai Lu de Coup double en septembre 1984, à la 5e ligne ci-dessous:
 
  Les lettres "phil" de "philosophe" ont disparu, remplacées semble-t-il par "6566" en début de ligne. Comment est-ce possible? J'attends toujours une explication.
  J'invite à se reporter à Ô Phil pour comprendre la raison de ce titre. Dans le billet suivant, Poliphilo, je rapprochais cette coquille d'une autre, dans l'édition Red Label de L'adversaire, le roman où des crimes sont annoncés par des cartons biseautés portant les lettres J-H-W-H du Tétragramme. Ici, le point (.) achevant la seconde phrase de la citation de Thomas Huxley est devenu un Q:

 
  Le dernier billet de la série était Phil & Fred, Fred pour Frederic Dannay, Phil pour Philip Dick, et je suis confus de n'avoir pas pensé alors au FRED-O de Bialot, d'autant qu'il s'agit ici aussi d'une vengeance retardée.
  J'avais remarqué que 65-66 étaient les codes ASCII de A et B, et il me vient maintenant que ce sont les initiales d'Anthony Boucher, lequel était proche de Dannay comme de Dick.
  L'adversaire, où les victimes habitent aux quatre coins de York Square, avait inspiré au premier chef mes morts de latinistes, aux quatre coins d'un rectangle, dans des circonstances analogues.
  J'ai encore oublié de mentionner jusqu'ici que le personnage Ellery Queen a été inspiré aux cousins, admirateurs de l'oeuvre de Van Dine, par son détective, Philo Vance. Van Dine est concerné par cette aberration typographique.

  L'écriture du précédent billet m'a fait relire Le jardin aux sentiers qui bifurquent, et remarquer dans mon édition Folio de décembre 1981 une coquille dont je n'ai pas saisi immédiatement la portée:
 

  A la ligne 21 il manque le "u" de "Runeberg", l'espion allemand qui doit transmettre le mot ALBERT à son chef à Berlin. Or le complice de Runeberg, Yun Tsu, a dans la même phrase "une lettre qu'il a décidé de détruire immédiatement".
  Il s'agit en espagnol de una carta, une lettre-missive sans ambiguïté avec la lettre-caractère, mais c'est dans l'édition française qu'apparaît la coquille, précisément dans le nom Runeberg, formé de deux éléments, "rune", justement une "lettre" nordique, et "berg", "montagne".

  Me demandant quelle était l'étymologie de "rune", Wikipédia m'apprend que le mot viendrait du proto-celtique  *rūno-, signifiant "secret", or ma récente enquête sur Lönnrot, le détective de La mort et la boussole, m'avait conduit à ceci:
Si lönnrot signifie "érable rouge", le préfixe lönn- introduit la notion de "secret", et lönnmord signifie "assassinat"...
  Sachant que la linguistique voit souvent les liquides R et L s'intervertir, au point qu'il y a un mot pour cela, la lallation, j'imagine que rūno- et lönn- ont une même origine.
  Le mot berg, "montagne", est apparenté à burg, "château", "ville fortifiée", purgos, "tour" grecque, et probablement à Borges. J'avais cité ici une page associant directement Borges à "tour", mais elle n'est plus accessible aujourd'hui.

  Je n'étais pas au bout de mes surprises, car le Runeberg le plus connu est le Finlandais Johan Ludvig Runeberg, étroitement associé au Lönnrot le plus connu, le Finlandais Elias Lönnrot, à tel point qu'ils étaient amis à l'université, et qu'ils ont joué un rôle essentiel dans le renouveau de la langue finnoise au 19e siècle (la langue officielle était le suédois).
 

  Une note de Borges indique que Viktor Runeberg (Johan Ludvig avait un frère prénommé Viktor) est le surnom de Hans Rabener, ce dont le lecteur n'a rien à faire, mais çoeur dp me signale que ce pourrait être une allusion à ce Rabener, qui a raillé les notes de bas de page dans un ouvrage intitulé Notes sans texte.
  Elle me signale qu'il y a un autre Runeberg, prénommé Nils, dans Trois versions de Judas, un autre conte de Fictions. Ce Suédois aurait défendu dans Kristus och Judas la thèse que Judas était la véritable incarnation de Dieu. Nils Runeberg s'imagine coupable d'avoir "prononcé le Shem Hamephorash, le Nom Secret de Dieu" (el Secreto Nombre de Dios). Il faut peut-être pour comprendre ceci savoir que ce nom est le Tétragramme, JHWH, et que Judas, grécisation de Yeouda, s'écrit en hébreu JHWDH, un Tétragramme augmenté de la lettre daleth, signifiant "porte", d'où ce nom est interprété par la tradition juive comme une "porte dans le Nom secret". Le Messie annoncé dans cette tradition est annoncé descendre de David, donc de Juda (le 4e fils de Jacob).
  J'observais que chaque crime de La mort et la boussole, associé à une lettre du Tétragramme, a aussi une "porte" dans son contexte immédiat: le premier mort git "non loin de la porte", le second est étendu "sur le seuil d'une vieille boutique de marchand de couleurs"; installé sur le marchepied (à la portière) du coupé fermé dans lequel a été enlevé Gryphius, un arlequin inscrit la phrase "La dernière des lettres du Nom a été articulée."; enfin un paragraphe entier est consacré aux deux portails permettant d'accéder à la villa Triste-le-Roy, où va mourir Lönnrot.
  Avant de mourir, Lönnrot demande à Scharlach de le tuer dans un prochain avatar au point D d'une ligne ABCD.

  Borges indique dans une note de Trois versions de Judas que Nils Runeberg est aussi l'auteur du poème L'eau secrète, ce qui avec le "Nom Secret" peut suggérer que Borges connaissait l'étymologie de "rune".

  Ceci me fait prendre conscience que les morts de Double, Double ont dans l'ordre les initiales MHAJDHW. Attendu que les deux premières sont fortuites, les réels crimes correspondent à AJDHW, offrant notamment l'arrangement JHWDA, יהודא, "Judas" en araméen. En classant les victimes selon les mots de la première version de la comptine, reclassés alphabétiquement, Beggar-Doctor-Indian-Lawyer-Thief, on obtient la succession ADWHJ, qui transcrit en lettres hébraïques donne exactement יהודא, Judas.
  Dans le Queen de 1952, Le roi est mort, la mort de Cain "King" Bendigo est annoncée à un jour et une heure précise. Le frère de Cain, Judah, ne se cache pas de vouloir le tuer, aussi Ellery le surveille attentivement au moment donné, tandis que Cain est à l'abri dans une chambre close. A l'heure dite, Judah sort un revolver, tire, et la balle est retrouvée dans la poitrine de Cain...

  Les découvertes du précédent billet m'ont conduit à relire quelques Queen, dont Les dents du dragon (1939) que j'ai dans son édition française originale de décembre 1946, dans la collection Le Limier.
  Je n'ai pas grand'chose à dire ici de l'intrigue, mais malgré une lecture rapide j'ai repéré une coquille page 164, probablement vue dans des lectures précédentes, mais qui m'est maintenant significative:
 

  Ellery a ouvert une agence de police privée, avec pour assistant Beau Rummell. Un client vient de leur remettre un chèque de $25.000 pour ne rien faire, abandonner leur enquête, et Beau conseille à Ellery de le "déchirer", mais ce mot est devenu "déchifrer" (et "pouvez" "pouver").
  De fait, la signature "Edmund de Carlos" de ce chèque sera effectivement "déchiffrée" par Ellery, permettant d'établir qu'elle est de la même main que celle du chèque de $15.000 signé Cadmus Cole reçu pour démarrer l'enquête.
  Il y a quelques mois, mon 340e billet était Le nom, métamorphoses du Ricardou, parce que "nom" a pour valeur 340 en hébreu. J'y étudiais un texte que Ricardou jugeait probablement essentiel, Improbables strip-teases, car il l'a publié à trois reprises, en 1972, 1973, et enfin en 1982 dans son Théâtre des métamorphoses, où il déplorait des erreurs dans les deux premières éditions. Il s'agit d'un récit de strip-tease issu de La prise de Constantinople, parsemé de majuscules intempestives qu'un lecteur patient peut séquencer pour faire émerger un nouveau texte, la récriture du sonnet de Mallarmé Le Cygne.
  J'ai eu à coeur de vérifier que l'ultime version était correcte, et il y avait une nouvelle erreur: un F oublié dans le codage du mot "déchiffrer"; ce "déchifrer" est à mi-chemin entre le "déchirer" original de Mallarmé et sa récriture "déchiffrer".

  J'invite à se reporter au billet cité pour plus de détails, et je vais y ajouter une note indiquant que je ne m'attendais certes pas à trouver une autre erreur transformant "déchirer" en "déchifrer".

  Il y a peut-être d'autres erreurs dans cette édition des Dents du dragon dont l'imprimeur ne mérite guère de félicitations, comme on le voit sur l'exemple donné, mais la seule anomalie notable que j'ai repérée est un carré de papier collé sur la page de titre, énonçant Ce livre est le premier de la collection Le Limier dirigée par Alexandre Ralli.
  J'ai eu la curiosité de décoller ce carré pour trouver en-dessous:
 

  Ainsi la collection avait d'abord été baptisée Echec et mat. Ceci m'est significatif, car si cette collection avait marché aussi bien que L'empreinte, que Ralli dirigeait avant-guerre, et qui avait publié 183 numéros, mentionnés par Perec, elle aurait pu publier L'adversaire, roman construit comme une partie d'échecs, et dont le dernier chapitre a pour titre logique Echec et Mat (en anglais Checkmate).
  Mais Le Limier n'a publié que 53 titres, de 1946 à 1955, avec pour seul auteur phare Queen.

  Ce papier collé en page de titre d'un livre m'a rappelé une curiosité. Il y a une vingtaine d'années, j'ai découvert en me baladant à Cannes en vélo un bouquiniste sis au 89 rue de la République. Il avait beaucoup de vieux polars, et j'ai acheté plusieurs livres dont
- Deux morts dans un cercueil, d'Ellery Queen, dans la collection Oscar (1954); il en existait une traduction antérieure publiée en 1936; je l'avais déjà en J'ai Lu, et dans une édition anglaise de 1932.
- Le mystère de la Madeleine, d'André Favières, aux éditions Jacques Dervyl, achevé d'imprimer le 30 décembre 1950, parce qu'il était annoncé en 4e de couv'
à paraître...
2 Morts dans 1 Cercueil
Grand Roman Policier
par André Favières
- Le "Singe-Rouge", de Jacques Levert, dans la collection Le Labyrinthe (1946), pour l'offrir à mon ami Le Goff, amateur de rouge et vert.

  Il y avait une bande de papier collée sur la page de titre du Mystère de la Madeleine, énonçant Qui est Lili Martin?... L'inspecteur ARMAND vous le dira..., et je n'avais pas eu besoin de la décoller car on pouvait lire en transparence:
Préface de Jacques Levert
(Grand Prix du Quai des Orfèvres 1946)
(Ex-directeur de la Police des Alpes Maritimes)
et ce premier prix du Quai des Orfèvres était précisément pour Le "Singe-Rouge".
  20 ans après, je découvre en écrivant ce billet que Le mystère de la Madeleine a été numérisé, et qu'on peut y lire la préface de Levert. Peut-être la préface promise n'était-elle pas prête lors du premier tirage du roman...

  Il y a deux ans, j'ai été à Cannes, notamment dans le quartier où Ricardou a passé son enfance, et où il est souvent revenu ensuite voir son père, au 6 rue Louis Braille, proche de la rue de la République où le bouquiniste en question avait disparu, mais j'ai découvert que sa boutique était à l'angle de la rue Léon Noël, résistant tué en 43. Le jeune Ricardou le connaissait, et sa disparition l'avait marqué.
  Son nom aussi probablement, et c'est peut-être en son souvenir qu'il a imaginé les signes sur une roche dans La prise de Constantinople qui, dans un sens, permettent de lire LEON, prénom d'un des personnages, Léon Doca.
  Tourné de 180 degrés, le graphisme peut se lire 4031, soit, en prenant les rangs des lettres, D-0-C-A, le nom de Léon... Ricardou appelait ce jeu son "cado de Noël".

  J'ai laissé de côté de côté pas mal de pistes dans ce billet, essayant de me limiter aux coquilles typographiques, or même sur ce point j'ai quelques autres exemples notables en tête, et il y en a certainement beaucoup dont je ne me souviens pas encore...
  Tour de même, bien que Le mystère de la Madeleine était totalement inintéressant, Madeleine dérive de magdala, forme araméenne de l'hébreu migdal, tour.

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