18.1.23

Kain et Abel

à  Nahik et Erik

  Je reviens à la coïncidence achevant le précédent billet. Je marchais au bord du lac en songeant à la mandoline, étrange arme du crime dans un roman d'Ellery Queen, y voyant un écho avec "(a)mygdale" ("amande" en grec) dans ma lecture de Borges, puis je revins au roman en cours de lecture, où mon marque-page était une demi-feuille, partie de la bibliographie d'une thèse de physique quantique, et m'aperçus que la première référence en haut de page était un article de L. Mandel, suivie 6 lignes plus bas par le nom A. Migdall.

  De retour à la maison, je trouvai ici la thèse en question, et découvris 3 lignes en-dessous le nom A. Migdall le nom N.J. Cerf, or mon intérêt pour la nouvelle de Borges est qu'y abondent les bordels et les tours, et dans ces années-là les bordels argentins étaient des Zwi Migdal, en hébreu "cerf tour", on ne sait pas exactement pourquoi, et l'article Wikipédia, avançant que c'était le nom du proxénète à la tête de l'organisation, ne me convainc guère, car la photo donnée ailleurs de ce "Luis Zwi Migdal" est celle du réel premier patron, Noé Trauman.

  Voici les rubriques de la page 76 de la thèse de C. Simon qui ont attiré mon attention:

[61] L. Mandel, Nature 304, 188 (1983).

[67] A. Migdall, Phys. Today, January 1999, p. 41 (1999).

[70] N.J. Cerf, Acta Phys. Slov. 48, 115 (1998).
[71] D.S. Naik, C.G. Peterson, A.G. White, A.J. Berglund, P.G. Kwiat, Phys. Rev. Lett. 84, 4733 (2000).

   J'ai ajouté quelques notes au billet précédent, notamment sur cette rubrique [71] où le premier nom de l'article cité est Naik, qui m'a fait penser au "livre Nahik" de la BD Le décalogue. J'avais remarqué que kniha signifie "livre" en slovaque, or la rubrique précédente concerne précisément un article d'une revue slovaque, Acta physica Slovaca.

   Plus directement, Naik est l'anagramme de Kain, l'orthographe allemande de Caïn, et j'avais hésité à parler d'Abel dans le billet précédent, car le nom complet du caudillo barcelonés auquel fait allusion la nouvelle de Borges est Alberto Abel Barceló, le maire mafieux du faubourg au sud de Buenos Aires, Avellaneda.
  Les trois éléments de ce douteux personnage contiennent les lettres ABEL,
ALBErto  ABEL  BArcELó,
et sa ville débute par AVEL, or en hébreu Abel se prononce hevel, הֶ֙בֶל֙, avec une flexion havel à l'accusatif, אֶת־ הָ֑בֶל, dans sa première occurrence biblique (Gn 4,2).

  Réfléchir à l'histoire de Caïn et Abel m'a conduit à repenser au roman de Queen avec la "mandoline", et à en entrevoir une interprétation.
   Dans les années 29-35, les cousins Queen avaient une telle créativité qu'outre 9 romans signés Ellery Queen et un recueil de nouvelles, ils ont créé sous la signature Barnaby Ross le détective sourd Drury Lane, pour 4 romans parus en 32-33.
 

  L'inventivité était présente, ainsi le meurtrier de La dernière affaire de Drury Lane était le détective lui-même, de même que dans Curtain (Poirot quitte la scène), écrit 10 ans plus tard par Agatha Christie.
  Il me semble que La tragédie de Y soit le premier titre où l'intrigue fait intervenir un roman de même titre, 50 ans avant "53 jours" de Perec (mais il y a probablement d'autres cas antérieurs).

  Quoi qu'il en soit le parallèle avec Caïn et Abel est intéressant.
   JHWH, ou YHWH (le Seigneur, l'Eternel) a créé ADM (Adam, l'homme) à son image, à sa ressemblance. En hébreu ce mot "ressemblance" est DMWT, demouth, de racine DMH, dama(h), "ressembler", ressemblant étrangement à adam.
  JHWH donne une compagne à ADM, Eve, et celle-ci donne naissance à Caïn, dont le nom QYN viendrait du mot QNH, "acquérir", selon le remerciement d'Eve: "J'ai acquis un homme grâce à JHWH".
   Ensuite vient Abel, et Caïn ne tarde pas à tuer son petit frère, et JHWH entend "la voix du sang de ton frère" (Gn 4,10). Caïn sera maudit, ainsi que la terre qui a bu ce sang. En hébreu "sang" est DM, dam, et "terre" ADMH, adama.

   Etrange accumulation de DM, et je me demande si elle n'a pas inspiré Danny et Manny (les cousins Queen, nés Daniel Nathan et Manford Lepofsky) pour cette Tragédie de Y, se passant dans la maison de York Hatter. Celui-ci avait disparu, mais on retrouve un corps en mer qui pourrait lui correspondre, d'autant que son alliance porte les initiales YH, et surtout que sa blague à tabac contient un message signé York annonçant sa décision de se donner la mort. Il avait 67 ans.
  Il laisse une femme et 4 enfants, dont l'un est marié et a deux fils, John et William, 13 et 4 ans.
  Tous ces Hatter sont réputés être un brin zinzins, selon l'expression mad as a hatter, ainsi que les quelques autres habitués de la maison.
  J'avais donc vu la dernière génération Hatter former les initiales JH et WH, possibilité de Tétragramme qui pourrait trouver une confirmation 30 ans plus tard avec L'adversaire, où ce sont les héritiers York qui sont éliminés tour à tour par John Henry Walt, JHW, simple d'esprit qui obéit aux directives du mystérieux Y. Les 4 cousins York reçoivent des cartons J-H-W-H avant d'être tués.
   De même John Hatter suit aveuglément le scénario de La tragédie de Y, roman policier que York Hatter a situé dans sa maison, avec sa famille pour personnages, et c'est ainsi que John tue sa tante Louisa avec une mandoline, parce que le manuscrit de son grand-père parlait d'un instrument "contondant", adjectif dont il ignorait le sens.
  Dannay n'aurait-il pas choisi cet instrument parce qu'il contient les lettres MAD, ou seulement MD, les lettres présentes dans Adam, ressemblance, sang, terre?
  L'enquêteur officiel s'interroge ainsi:   
Why such a weird object as a mandolin at all? It is the least conceivable object one associates with the spilling of blood.
Pourquoi un objet aussi bizarre qu'une mandoline? C'est l'objet le moins concevable auquel on puisse penser pour répandre le sang.
  Alors que le but était de tuer, pourquoi employer l'expression "répandre le sang"? peut-être à cause de l'hébreu dam.
   Drury Lane commente,
Quaint, very quaint.
Pittoresque, très pittoresque.
et je me demande si ce pourrait être une allusion à Caïn, en hébreu Qayin(e), ressemblant quelque peu à Queen. Par la suite Dannay jouera avec le nom Queen, par exemple avec My dear Queen devenu My queer dean dans une nouvelle, ou Qumran devenu Quenan dans Et le huitième jour...
   Borges aurait-il vu ce jeu en écrivant 10 ans plus tard la nouvelle Examen de l'oeuvre d'Herbert Quain, un auteur de polars qui a pâti du succès d'Ellery Queen? Cette présentation associe la nouvelle à un échiquier (L'adversaire se déroule sur l'échiquier de York Square comme une partie d'échecs, et les personnages en sont les pièces, par exemple les Queen père et fils y représentent les reines).

   Y aurait-il un jeu analogue avec "abel"? Peut-être, car le crime suivant prévu par York Hatter utilise le poison, et il sera beaucoup question des labels, "étiquettes", des flacons des produits du chimiste qu'était York.

   En principe insoupçonnable de par son jeune âge, John signale ses mauvaises dispositions par son comportement envers son petit frère, qu'il persécute.
  J'avais jadis remarqué leurs âges, 13 et 4 ans, correspondant aux rangs des lettres M et D dans notre alphabet. J'ajoute aujourd'hui que 4 et 13 sont aussi les rangs des lettres daleth et mem dans l'alphabet hébreu.

   Alors York, Y, serait-il Yahweh, comme le Y de L'adversaire? Dans cette hypothèse son fils Conrad et sa femme Martha seraient Adam et Eve, difficilement identifiables, quoique conrAD MArtha...
  Que les lettres JH et WH se trouvent dissociées à la génération suivante peut faire sens dans certaines théories kabbalistiques. Ainsi, selon le Traité des Révolutions des Ames, d'Isaac Luria, toutes les étincelles divines créatrices se sont rassemblées dans les âmes de Caïn et Abel, mais dans un déséquilibre tel que Caïn a tué Abel. Je m'en tiens là, en remarquant que le nom Luria apparaît dans un Queen construit sur l'alphabet hébreu (Le mot de la fin).

   L'hypothèse que Dannay ait consciemment associé JHWH et ADM (mad) se trouve confortée par les initiales des 7 morts de Double, Double (1950), précisément MH AJ DH W.
  Le Queen suivant est The origin of evil (1951 L'arche de Noé), contant la vengeance d'un certain Adam à l'encontre de Hill et Priam qui l'avaient laissé pour mort 20 ans avant. Priam est un patron si autoritaire qu'il est surnommé Dieu par ses employés.
  Vient ensuite The king is dead (1952), règlement de comptes entre les frères Bendigo, baptisés Cain, Abel, et Judah (qui s'écrit en hébreu JHWDH, le Tétragramme augmenté de la lettre daleth). BENDIGO a pour anagramme BNEI GOD, "fils" hébreux de "Dieu" anglais.

   Le thème Caïn-Abel m'est essentiel depuis longtemps, et j'ai mentionné la théorie kabbalistique ci-dessus au chapitre 10 de Novel Roman, mais il y a un précédent emblématique. Vers la fin du siècle dernier j'ai relu Monsieur Abel (1979), d'Alain Demouzon, où cet ABEL, retraité dont on ne connaît que ce (pré)nom, décèle une série criminelle dans les morts qui surviennent dans sa petite ville, et les morts se prénomment, dans l'ordre où ils sont identifiés,
Augustin Bravier,
Bernard Noé,
Elisabeth Raguenaud,
Liliane Raguenaud,
initiales ABEL ! Abel vient finalement accuser celui qu’il estime responsable de la machination, lequel a tôt fait de lui démontrer l’inanité de sa construction: il a pris pour des meurtres un suicide, un accident et une mort naturelle, et c’est son enquête qui a provoqué l’assassinat effectif de Liliane… Abel rentre chez lui et se pend.

  J'ai rencontré Demouzon, lequel n'a pas expressément démenti, mais ne se rappelait pas avoir fait ce jeu. J'en avais été horripilé, mais suis aujourd'hui indulgent, ayant constaté à maintes reprises les lacunes ahurissantes de ma propre mémoire.
   Toujours est-il que lorsqu'il m'a été proposé en 2001 de participer à la revue Caïn, j'ai aussitôt pensé à l'acrostiche de Demouzon, et imaginé un schéma inverse: 4 soeurs d'initiales C-A-I-N laisseraient agoniser un nommé Bela, après lui avoir coupé les quatre membres, et, comme il s'agissait du n° 26 de la revue, 26 étant la valeur en hébreu de JHWH, Bela parvenait à tracer ces lettres avec ses moignons, désignant les soeurs d'après le verset "J'ai acquis un homme grâce à JHWH".
   La nouvelle (très courte) est en ligne ici.

   Un rebond "Abel" est survenu l'année suivante, où Jean-Pierre Le Goff m'a envoyé, après l'avoir lu, Abel Brigand, de Jean-Marie Villemot, pensant que ça pourrait m'intéresser.
  Effectivement. C'est encore un livre où des événements dessinent une figure géométrique, ici un carré long (de longueur double de la largeur), et épellent un message. Une jeune fille est supposée assassinée, on découvre une à une d'anciennes "lettres" d'elle, donnant d'étranges rendez-vous à un oncle qui peut être soit le chirurgien Alec Cooper, soit le peintre Alain Vogt. L'enquêteur, le curé Abel Brigand, s'aperçoit que les lieux des rendez-vous épellent un prénom, Aéroport, Lac... Ce n'est pas suffisant pour déterminer le bon candidat, et le lieu suivant ne permet toujours pas de départager ALEc et ALAin car c'est l'Eglise d'une Abbaye...
Enfin le Cirque du 4e RV désigne ALEC, mais le curé-détective découvre un autre mode de lecture des rendez-vous, qui privilégient chacun l'un des sens, la Vue, l'Odorat, le Goût, le Toucher, et c'est VOGT que ces autres indices accablent...

   Il y a un autre retournement, mais cette histoire de sens m'avait été significative car fin 1999 m'était venue l'idée du Roman du siècle, dont la structure était calquée sur Halfway House de Queen, dont les 5 chapitres ont des Titres Tautogrammes: The Tragedy, The Trail, The Trial, The Trap, The Truth. Tous ces T, 20e lettre, dans ce 10e Queen en 5 chapitres, me semblaient pointer vers la date de naissance de Dannay, le 20/10/05.
   Aussi mon intrigue se passait en 2000, en Corse, 20e département, où le magnat du Thé Tony Twenty était sur le point de mourir. Il avait 5 enfants, Oenone, Paul, Quentin, Rémis, Sirène, tués l'un après l'autre dans des circonstances où intervenait dans chaque cas l'un des cinq sens.
  Je ne me souviens que de la mort de Rémis, auteur de poèmes à contrainte, et qui avant de mourir avait pu, au Toucher, sortir de sa collection de 26 dossiers ceux indexés A I L R T, que les enquêteurs interprétaient "rital", accusant l'Italien Antonio.
   Il y avait évidemment une autre solution, la bonne, mais ces lettres m'avaient été inspirées par les titres TRAIL et TRIAL de Queen.

  Le 15 janvier, j'ai appris qu'un romancier se nommait Abel Quentin, dans des circonstances qui seront données dans le prochain billet. Ceci m'a rappelé le Quentin Twenty que j'avais imaginé pour le Roman du siècle, et fait jeter un oeil à la page que je lui avais consacré.
   Oenone était un suspect possible des assassinats, car elle avait disparu depuis des années, supposée noyée en mer, comme l'Oenone mythologique. Il m'avait été important que son nom soit composé de deux fois les lettres NOE, mais je ne me rappelle plus pourquoi...
   Le billet précédent m'a conduit à constater que la machination de Red Scharlach consistait à créer une suite criminelle aux points cardinaux N-O-E pour attirer Lönnrot au Sud, or le mafieux à la tête des Zwi Migdal se nommait NOE Trauman.
  Le réel coupable du Roman du siècle était la soeur survivante Sirène, initiale S, intentionnelle bien sûr, mais sans rapport avec le Sud.

  Ma conscience des déficiences de ma mémoire m'a conduit à entreprendre de relire tous les billets de Quaternité, quelques-uns par jour. Ce même 15 janvier, j'ai remarqué un commentaire à Sur le bord de la rivière Bléone, pointant vers le site de l'éditeur Le jardin des livres.
  Le lien était pour Mondes en collision, sans rapport absolument immédiat avec le billet (où il était beaucoup question de Babel), mais la page donnait dans ses bandes latérales les autres publications de l'éditeur, et c'est ainsi que j'ai remarqué ce Scandale De Litra, de Pierre Jovanovic (2019).
  LITRA alors que je venais de voir mes anagrammes de AILRT.
  Je n'ai aucun souvenir de ce scandale datant de novembre 1967, ma première année de fac. Le numismate Pierre Travers avait créé la Société De Litra qui promettait des dividendes mirifiques à ceux qui déposaient de l'or chez lui. Bien sûr, ceci ne fonctionne que tant qu'il y a de nouveaux clients pour amener de l'or frais, mais le premier ululement sceptique fait s'écrouler le système, et Travers s'est enfui au Paraguay avec les quelque 50 millions de dollars de ses clients...

  La page expliquait d'où venait le nom de la société:
Le terme « Litra » désigne une mesure grecque antique utilisée pour l’argent métal – une unité valait 0,2 drachme.
  J'ai cherché ce qu'il était ensuite advenu de ce Travers, et il semble bien qu'il n'ait jamais eu à répondre de son arnaque.

  Le lendemain, 16 janvier, une nouvelle de la matinée était l'arrestation de Matteo Messina Denaro, le mafieux le plus recherché d'Italie, et le bulletin de France-Inter signalait que denaro signifiait "argent".
   J'appris ensuite qu'il avait été arrêté dans une clinique de Palerme, La Maddalena, un nom que je sais issu de l'hébreu migdal (via l'araméen magdala), et "maddalena" contient les lettres "mandel".
  Il était jugé remarquable que cette arrestation soit survenue presque exactement 30 ans après celle d'un autre capo mafieux, Toto Riina, le 15 janvier 1993.

  L'italien (le rital) denaro désigne la monnaie et non le métal. J'ai voulu en savoir plus sur litra, et il semble que c'était une monnaie d'argent spécifique de Sicile, faisant partie dans l'Antiquité de la Grèce:
A silver coin in ancient Sicily, worth one fifth of a drachm.


Aucun commentaire: