30.9.23

Auf der Heide...

à Jean & Erica

  30 septembre. Erica fêterait ses 81 ans aujourd'hui, si elle n'était décédée en février dernier.

  Erica Freiberg a été pendant 48 ans la compagne de Jean Ricardou, et l'oeuvre de celui-ci n'aurait pas été ce qu'elle a été sans Erica, si tant est qu'il y eut une oeuvre, car Jean, sous des dehors exubérants, cachait une âme tourmentée, aux fréquentes tendances suicidaires.

  Erica a relaté dans Les mots dits sa relation avec Jean. Elle ne souhaitait pas publier ce texte, mais en a donné des extraits sur son site.
  On y apprend que leur relation a débuté par une coïncidence. En 1963-65, la jeune Américaine était étudiante à Genève, elle écrit:
  Un article lu par hasard dans la revue Critique, "Un ordre dans la débâcle", d'un certain Jean Ricardou, me passionne, et je décide de consacrer mon mémoire de licence à ce jeune critique littéraire. Cependant, lorsque je demande à mon professeur de littérature française, Jean Starobinski, s'il veut bien diriger mes travaux, il décline en disant: "Mais non, c'est un petit mathématicien sans intérêt." Avait-il entendu "Ricardo"? Je ne l'ai jamais su, mais je consacre mon mémoire de licence à Hegel et Yves Bonnefoy.
  C'est dans l'article en question, in Critique n° 163 (1961), qu'apparaît l'expression "foyer d'irradiation sémantique", qui fera florès. Erica vient ensuite à Paris, comme Jeanne Hersch, une de ses profs à Genève:
  Jeanne Hersch, qui avait été nommée directrice de la Division de Philosophie à l'UNESCO à Paris en 1966, et avec qui j'étais restée en contact, me dit alors: "Je connais quelqu'un que vous pourriez contacter pour votre thèse de troisième cycle, mais il faudrait d'abord que vous lisiez son livre, La prise de Constantinople. C'est de loin ce qui se fait de mieux aujourd'hui. Lui, c'est un petit taureau, mais il pourrait vous intéresser". Le numéro de téléphone qu'elle me donne est celui de Jean Ricardou.
  Nous nous rencontrons au Rouquet, Boulevard Saint-Germain, le 26 mai 1967.
  Cette rencontre, où, pour se faire reconnaître, Erica avait posé sur la table du café un exemplaire de La prise de Constantinople, donne son fonds biotextuel à la nouvelle L'art du X (1983), un texte essentiel commenté dernièrement ici. Erica est loin d'être absente des rares dernières fictions de Jean, notamment de la plus longue, Révélations minuscules, en guise de préface, à la gloire de Jean Paulhan (1988), prétendument écrite par la soeur de Jean, Noëlle Riçoeur. L'autre long texte de 1988 est Le lapsus circulaire, inspiré par le mythe d'Icare (Icare-Erica), disponible ici (pour l'instant).

  Je connais depuis longtemps le nom de Jeanne Hersch, dont j'ai paraphrasé le titre Eclairer l'obscur par mon Obscurcir Leblanc en 1997.
  Mes préoccupations récentes m'ont fait chercher l'origine du nom Hersch, et, comme je le subodorais, c'est une forme yiddish de l'allemand Hirsch, "cerf".
  Ainsi, la rencontre entre Jean et Erica s'est faite par l'intervention providentielle d'un (une) "Cerf", et j'apprends ceci cette année marquée par trois coïncidences majeures "cerf", le physicien Nicolas Cerf en janvier, le mot hébreu צבי, zvi, "cerf", apparu miraculeusement au moment où il occupait mon esprit, en juillet, puis des prolongements avec les mots anglais stag et red deer, en août.

  Le billet d'août débutait d'ailleurs par un Hirsch sculpté par Hans Arp, mais je n'ai pas pensé alors à l'acteur Robert Hirsch, que je ne suis pas sûr d'avoir vu ailleurs que dans Pas question le samedi, film vu en famille en 1966.
  Je ne sais si Alec Guinness a été inscrit dans le livre éponyme des records pour ses 8 rôles dans Noblesse oblige, mais Hirsch a peut-être songé à le détrôner avec 13 rôles allégués dans ce film.
 

  J'ai eu la curiosité de revoir le film, qui n'a pas trop mal vieilli, et dont une particularité est le générique affichant tour à tour 9 Hirsch:
Robert, Haïm, Freddy, Freda, Hans, Carlo, Zvi, Léon, Archibald mac
  Les 13 rôles sont discutables, car sur la pochette ci-dessus on voit 5 fois le chef d'orchestre Haïm Silberschatz, à différents âges. Les autres sont ses 6 enfants, deux d'entre eux apparaissant deux fois (l'Allemande Freda se fait passer pour Hans, le Français Léon est un cambrioleur recherché qui se déguise en arabe).
 
  Il y a un écho avec le billet précédent, Le grand Ailleurs, car le début du film montre un VSCD, ou vécu subjectif de contact avec un défunt: Haïm Silberschatz à l'article de la mort voit son père Yonkel lui apparaître, et lui demander de faire un nouveau testament, léguant sa fortune aux enfants qu'il a semés de par le monde pendant sa carrière, à la condition qu'ils soient mariés et s'installent en Israël d'ici 30 jours.
  A ce vécu subjectif s'ajoute une touche d'humour objectif, comme disait André Breton, car Yonkel était tailleur ("était ailleurs", et je n'avais pas pensé à cette possibilité en choisissant le titre Le grand Ailleurs, inspiré par Le grand nulle part de James Ellroy).

  Une partie du l'épreuve est facilitée par le fait qu'un des fils est marié et vit déjà dans un kibboutz, Zvi ("cerf", joué donc par "Zvi Hirsch", "cerf cerf"),
 

mais il n'est pas intéressé par l'argent (Silberschatz signifie "trésor d'argent"), et ne considère pas Haïm comme son père....

  Un autre écho, en partie prémédité, avec le billet précédent, est arrivé avec la découverte dans les rayons de la médiathèque de Vinon de La deuxième vie d'Amy Archer (2013), de R.S. Pateman.
  Amy, la fille de 10 ans de Beth Archer, a disparu le 31 décembre 1999. 10 ans jour pour jour plus tard, une certaine Libby Lawrence vient la voir, avec sa fille Esme, conçue le 1er janvier 2000, et qui depuis le plus jeune âge se dit avoir une autre mère, la vraie, Beth Archer, et de fait Esme semble connaître les plus infimes détails de la vie d'Amy.
  Alors c'est bien sûr parce que ce genre d'histoire m'intéresse que j'ai emprunté et lu le livre, mais la réelle coïncidence est un écho avec le billet précédent Le grand Ailleurs, consacré au X, au chiasme. J'y écrivais:
  Le X est la croix de Saint-André, et les auteurs à lire en diagonale ont parfois recours pour les noms de leurs personnages à des mots évoquant la pièce qui se déplace en diagonale, le fou, l'évêque, l'archer.
  Le fou des échecs est ainsi appelé en anglais bishop, ou archer. Le symbole du fou dans les diagrammes d'échecs est une mitre d'évêque, . Alors la curiosité c'est qu'Amy Archer avait une amie intime en 1999, Dana Bishop. Aucune allusion au jeu d'échecs n'apparaît dans le roman.
  Mais Dana Bishop y joue un rôle essentiel, car Beth découvre qu'elle a vécu avec Libby et Esme sous le nom Henry Black (the black bishop est le fou noir des échecs). Beth en conclut qu'elle a été victime d'une arnaque, et prévient la police...
  Mais il y a un second retournement. Dana Bishop s'était rapprochée des Lawrence car elle avait rencontré Esme par hasard, et avait reconnu en elle Amy. Et Esme, "réelle réincarnation" d'Amy, peut révéler des choses que n'aurait pu connaître Dana, comme l'endroit où Amy a été enterrée.
  Un autre indice que Dana n'a pu communiquer à Esme est ce qu'avait éprouvé Amy en dévalant en skate les tunnels de la station Elephant and Castle. Le nom de la pièce des échecs "fou" vient d'un mot persan signifiant "éléphant", et l'un des noms anglais de la tour des échecs est castle.
  Au moment où j'écris ceci, Le masque et la plume parle du dernier roman de Mathias Enard, dont j'avais apprécié Zone, ce qui me fait consulter sa bibliographie, et découvrir Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants.
  Un autre retournement conclut La deuxième vie d'Amy Archer...
 
  S'il est dit que Esme est un prénom proche d'Amy, il ne l'est pas que les prénoms pourraient avoir la même étymologie.
  Par ailleurs les prénoms des mères, Beth et Libby, sont deux diminutifs d'Elizabeth.

   Fou noir, échecs, X, Ricardou... Ricardou a construit son roman Les lieux-dits (1969) comme un échiquier, en 8 chapitres de 8 sections chacun. 
  Les 8 noms des lieux-dits sont tels que le quatrième lieu, BELCROIX, apparaît aussi dans la diagonale dextro-descendante.

  Le X de la croiX, le X au coeur du teXte, était essentiel pour Ricardou, lequel a déploré, le roman achevé, en cours de dactylographie par Erica, que l'autre diagonale, ERBRDAAM, ne veuille rien dire.
  Erica a remarqué que, dans l'autre sens, MAADRBRE se réarrangeait aisément en MAD ARBRE, ce qui trouvait sens dans le roman où l'un des deux protagonistes essentiels était Olivier Lasius, Olivier un nom d'arbre pour évoquer la couleur verte, le vert olive, et Lasius nom d'un genre de fourmi noire, dont l'espèce Lasius alienus était mise en avant, car cet Olivier était fou, échappé d'un asile, ce qui permettait à Ricardou l'anagramme asilus alienus (un jeu oulip-ien (lasius signifie "poilu")).
  J'ai repéré en 2012 qu'au centre de la grille apparaissaient les lettres RCRD, consonnes de RiCaRDou et j'ai alors pensé que c'était intentionnel, de même que MAD ARBRE, auquel Ricardou faisait allusion dans Le théâtre des métamorphoses, brièvement consulté. J'avais un a priori négatif envers Ricardou, et n'ai donc pas cherché à le contacter.

  J'ai surmonté en 2018 cet a priori pour lire attentivement diverses oeuvres de Ricardou, et découvrir sa communication Roman: des inventions par l'imprévu, où il révèle que la diagonale MAADRBRE était imprévue, mais se garde de préciser qu'elle lui a été révélée après l'écriture du roman par un tiers, en fait une tierce. En tout cas il était clair que les lettres RCRD au centre de la grille étaient inconnues de Ricardou. Il était trop tard pour le contacter, mais j'ai pu joindre Erica qui m'a appris son rôle pour MAADRBRE, et bien d'autres choses...
 
  Il s'en est suivi ma communication au colloque de Cerisy en 2019, où je remarquais aussi que Ricardou n'avait pas pointé que le MAAD était dans la grande diagonale du fou.
  Il me semble important de préciser aujourd'hui que c'est la diagonale du fou noir, sans que je sois en mesure d'en évaluer exactement l'importance.
  Le bilinguisme MAD-FOU peut être rapproché de la ressemblance BLACK-BLANC, à laquelle peuvent faire penser les lettres BELC...
  En vis-à-vis de MA(A)D apparaît en clair le nom d'une autre pièce d'échecs, ROI(X)...
  J'ai étudié ici la coïncidence entre le parcours du cavalier dans La vie mode d'emploi, et dans la dernière étape du décodage du Grand Parchemin de Rennes-le-Château: dans les deux cas le point de départ est la case 6/6, le palier de Bartlebooth dans le premier, la lettre B dans le second. Un détail fourni par Caradec m'a donné à penser que des oulipiens auraient été mêlés à ce canular.
  La case 6,6 de l'échiquier des Lieux-dits est occupée par un B... La seule autre lettre commune est le X en 8,1, X de PAX, "paix", dans le cryptogramme, X de BELCROIX chez Ricardou, lequel indique que BEL y signifie "guerre"...
 
  Erica avait consacré ses dernières forces à l'Intégrale Jean Ricardou, dont 7 volumes sont parus, un 8e (et probablement dernier) devant paraître en 2024.
 




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