6.10.21

plus on remue la ...e, plus elle pue


   Billet 321. Attendu qu'une bonne partie de l'année a été consacrée à la Préface de Ricardou, ce qui m'a conduit à l'hypothèse que ses 8 dernières phrases étaient essentielles, les phrases 321 à 328, il m'a paru intéressant d'y consacrer les 8 billets à venir, 321 à 328.

  Revoici donc les 256 mots de la phrase 321:
      Pis encore: puisque, selon mon hypothèse sans doute invraisemblable, vous êtes toujours avec moi, ô le proche visage et votre haleine presque, deux, un seul empan peut-être, suivant la plausible acuité de vos oculaires sphères (mais ne reculez point, voyons, si peu soit-il, qu'alliez-vous rêvasser ?), puisque vous me tenez en quelque espèce, de surcroît, par au moins une main (ne me lâchez pas, dites, il est trop tard), et puisque, du reste, directement ou non, ayant perçu ma silhouette en sa vitrine, vous avez déboursé, pour m'avoir (car vous n'avez pas réussi à me voler, n'est-ce pas ?), certaine mince obole auprès du proxénète, et puisque, dès lors, vous êtes en droit d'exiger que je vous entretienne à cœur ouvert, sachez qu’à force de l’apercevoir (l’image vespérale, je dois le dévoiler, est quasiment obsessionnelle) en train de pourrir pourpre, là-bas, Dieu sait où, loin de mon moi tranquille (qui vous parle de me violer au bord de l'eau ?) avec sa roue, en les obscurs tréfonds de son oblongue boîte en hêtre, je ne sais plus (en l'absence, toujours, d'un quelconque deus ex machina) comment en finir, disons, avec l'actuelle préface, tant votre attention trop soutenue, aiguisée, sans cesse mieux experte, vos curieuses paranoïaques manières d'en détail me scruter entre chevelure et chevilles, et vos exigences minutieuses, si souvent à l'endroit de plusieurs parmi mes syllabes, ô la langueur malgré mes chants, ont persécuté de ténébreux abysses en toit sans répit.
  L'écho début-fin est la syllabe "pi", et un écho immédiat de la phrase est le même mot "ô" aux rangs 15 à partir du début et de la fin.
  Ma première analyse m'avait fait constater qu'entre deux "ô" il y avait 226 mots, la longueur en cm de l'instrument Modulor, ce qui me semblait un écho aux 226 mots de la phrase finale, la phrase 328 en 226 mots, mais le fonds Ricardou de l'IMEC m'a fait constater que les nombres de mots de ces deux phrases avaient varié lors de l'écriture, et donc que la piste du Modulor devait être écartée.
  Ceci dit, je n'ai toujours aucune idée de la portée symétricologique de la dernière phrase, mais ceci viendra peut-être en son temps.

  Depuis cette première analyse, je me suis intéressé à Supercherie et Résipiscence, les deux autres nouveaux textes écrits pour les recueils de 1988, avec Le lapsus circulaire. Les deux textes sont liés, le second contant le strip-tease d'une jeune femme qui boit d'abord le contenu d'une urne d'eau. Une fois totalement nue, elle restitue le liquide ingurgité dans la même urne.
  Le pipi n'étant pas ma tasse de thé, j'avais laissé de côté ce texte jusqu'à ce que je m'avise qu'il était écrit en symétricologie. Sa relative brièveté permettait de ne pas trop s'égarer dans une élucidation que j'ai tentée ici.
  L'obsession de Ricardou pour les lettres I-O intervient assez clairement ici, avec l'URNE pleine d'eau, d'O, devenant ensuite URINE, avec peut-être quelques jeux annexes. Ce n'est que lorsqu'elle est NUE que la demoiselle peut délivrer son OR, au terme d'une intégrale transmutation...

  Et il y a donc cette phrase dont la symétrie début-fin est la syllabe "pi", et la seule autre symétrie immédiate touche le mot "ô" en position 15, PIPI et EAU?
  La réelle "eau" est présente dans la phrase, et il y a un jeu d'introduction du I avec "voler" et "violer". Il y a aussi le mot "dévoiler", ces deux derniers mots étant des ajouts à cette première version des tapuscrits (merci à Claire Paulhan):

 
  Il n'y a pas de modifications dans la dernière partie de la phrase.

  Le nombre 16 est au premier plan dans Résipiscence, avec les 16 pièces habillant la strip-teaseuse dont le détail est donné dans la 16e phrase de la nouvelle. Il m'a semblé que 64 était aussi important, avec
- 4 fois le mots "seize", 4x16 = 64, à chaque fois à un rang multiple de 4 dans la phrase;
- c'est notamment le 16e mot de la 64e phrase;
- et le 32e mot de la 72e phrase, comptant 64 mots;
- SEIZE = 64 (19+5+9+26+5), selon les rangs des lettres composant ce mot.

  16 et 64 sont les carrés de 4 et 8, les "nombres fétiches" des lettres des prénom et nom Jean Ricardou, couramment revendiqués comme structurant ses textes.
  Notamment dans la Préface, où les 16 nouvelles composant les deux recueils sont vues comme deux fois le "trop fétiche numéro".
  256, c'est le carré de 16, et il me semble envisageable que Ricardou ait finalement décidé de porter le nombre de mots de cette phrase clé à 256, et je souligne que
- sa symétrie repose sur la syllabe "pi", 16e lettre de l'alphabet grec;
- elle débute par P, 16e lettre de notre alphabet;
- l'autre symétrie touche le mot "ô" en position 15, et O est la 15e lettre de notre alphabet.

  Les mots de la phrase se structurent selon les parenthèses en
35 (13) 14 (9) 20 (13) 30 (10) 14 (11) 17 (10) 60
  A noter que les mots ajoutés l'ont tous été à l'intérieur des parenthèses, les expressions entre parenthèses étant parfois mises à part dans les constructions symétricologiques. Ainsi, or parenthèses, la phrase compte 190 mots et le milieu de ces mots tomberait entre les mots "qu'à" et "force de".
  S'il y a une arrière-pensée PIPI dans cette phrase, faut-il comprendre à demi-mot cette syllabe CA au centre? Il est au moins certain que la grande entreprise de Ricardou est la textique, et qu'un objectif essentiel du texticien est d'éviter les cacostructures, et que ceci serait une calamiteuse cacostructure, à moins d'être intentionnelle.
  Je remarque que, dans le premier état de la phrase, juste en dessous de "qu'à" se trouvait le mot "quasiment", et que l'ajout de quelques mots ("je dois le dévoiler"), a voilé cette proximité, trahissant peut-être son intentionnalité (ce sont les seules syllabes "ca" ou "qua" de la phrase).
  En tout... cas, Ricardou ne répugnait pas aux jeux scabreux, par exemple "concon-féfesse dans la caca-thédrale" dans Supercherie.

  Pour donner une idée de jusqu'où peut aller le désir d'éviter les cacostructures, Ricardou a exigé pour ce texte qu'aucune césure de mot ne se produise après la syllabe "con-" en première position d'un mot (dans le premier état de la phrase, "qu'à" était en fin de ligne, pouvant attirer l'attention).
  Dans Salut aux quatre coins, il a proposé de récrire le sonnet Salut de Mallarmé afin d'éviter l'acrostiche RAT formé par ses trois premiers vers.

  Cette affaire PIPI (CA?) me rappelle l'acrostiche CACAPIPI que j'ai repéré dans un poème de Roussel, L'inconsolable (le texte complet se trouve ici, avec les autres pièces versifiées de Comment j'ai écrit certains de mes livres).
  Une curieuse coïncidence est que le nombre 16 intervient aussi dans ce cas, car si l'acrostiche CACA est immédiat, il faut sauter 16 vers de la lettre à Eve pour former PIPI:

On distingue, en tout, deux encres et deux couleurs;
Dans le haut, imitant un en-tête de lettre,
Cette phrase s’étale en or mat : « À remettre
Après la valse du quatrième tableau
Commençant par ce vers : « La brise ride l’eau... »
A Mademoiselle Ève, au théâtre des Bouffes. »
Plus bas, on lit en beau rouge : « Ève, si tu pouffes
Au reçu de ces fleurs et si tu m’éconduis
En te moquant du piètre amoureux que je suis,
Je jure que demain soir, en pleine première, —
Alors qu’en te voyant belle, rieuse et fière
On te prodiguera de larges rations
D’interminables et franches ovations, —
Tu recevras, comme un seau d’eau, cette nouvelle :
Gustave, méconnu, s’est brûlé la cervelle,
On vient de le trouver mort au fond du dortoir!

J’écris du premier jet, sans brouillon ni grattoir;
D’ailleurs, si tu veux voir l’arme, elle est dans ma poche;
Tu me diras si ma misérable caboche,   
Pour sauter sans qu’il en reste rien, a besoin
(Et je ne compte pas tirer mal ni de loin)
Des six décharges d’un joujou de cette force;
Tu peux vérifier toi-même chaque amorce. »
Il serre dans sa main droite un gros revolver;
Parfois, voulant montrer sa volonté de fer,
Il pose hardiment le canon sur sa tempe
Pour que les gens, voyant un homme de sa trempe,

  La "phrase en or mat" couvre les 4 vers avec l'acrostiche CACA. PIPI suit immédiatement, à condition de sauter les 16 vers de la lettre à Eve, écrite en "beau rouge", "du premier jet"... On peut aussi trouver l'acrostiche inverse IPIP après la lettre.
  D"autres allusions peuvent être détectées, dans les vers ci-dessus, et plus loin; le joujou, le revolver à répétition brandi par Gustave est en fait à répétition générale... 

  Je note que les deux dernières rimes de cette lettre sont "force" et "amorce", "force" étant l'autre mot au centre des 190 mots de la phrase de Ricardou sans les parenthèses.

  Ceux qui ont lu mon étude Caca Pipi (publiée dans Teckel n° 3 en 2004, mais écrite en 1998) n'ont pas toujours pris en compte les réserves que j'émettais sur l'intentionnalité de l'acrostiche, après avoir découvert les brouillons donnés dans le tome IV des oeuvres chez Pauvert. Roussel a composé son texte à partir des rimes, et rien n'indique que l'acrostiche ait été prévu au départ.
  Voici le premier état des vers concernés
                                                   « À remettre
              après l'air du second            tableau
  qui commence par                « Au bord de l’eau... »
à Mademoiselle Ève     au théâtre des Bouffes. »
            en dessous : « Ève          si tu pouffes
(...)
                     sois tranquille              l'amorce
ne ratera pas      il tient un énorme revolver;
En carton             avec une volonté de fer,
                  il se l'applique sur la tempe

  Ainsi rien ne laisse présager l'acrostiche, et la lettre à Eve empiétait sur un autre vers. 

  Je note la présence dans cette première version des mots "au bord de l'eau", également présents dans la phrase de Ricardou, mais ces brouillons étaient inaccessibles en 1988.

  Il me reste fort difficile d'imaginer que l'ensemble de l'acrostiche soit apparu par hasard lors de la finalisation des vers, alors qu'il y a tout de même une certaine adéquation avec les "deux encres et deux couleurs".
  Peut-être a-t-il suffi de deux lettres pour que vienne l'idée de l'acrostiche, ensuite souligné par quelques allusions, comme le "premier jet" qui ne figurait pas au départ. Le "quatrième tableau" de la version finale laisse aussi entendre une syllabe propice.

  A ce propos, j'ai découvert plus tard un autre acrostiche CACA, dans La vue (publié en 1904, texte complet ici). Une femme tient contre elle le plus jeune de ses enfants, et est heureuse de "le sentir là":

Choyer et dorloter longtemps ; il est enclin
Aux caresses, grâce à son naturel câlin ;
C’est l’enfant débordant de douce insouciance,
À qui jamais la rude et dure surveillance

  Je note au second vers la répétition de la syllabe "CA", "caresses", "câlin".

  L'autre acrostiche CACA a été signalé en 2011 sur ce blog, où un certain Doug Skinner estime qu'il n'est pas intentionnel, ces lettres étant courantes en début de vers, et cite un passage des Noces où un personnage de Roussel dénigre l'acrostiche.
  Oui, mais Skinner a loupé l'extension CACAPIPI, plus décisive, et j'ai repéré bien d'autres possibilités dans L'inconsolable, un texte probablement contemporain de La doublure; Roussel avait 20 ans, et peut-être a-t-il ensuite privilégié des jeux plus sophistiqués. S'il a effectivement suggéré ici que Gustave écrivait avec ses excréments, une certaine continuité de pensée peut apparaître dans un épisode de Locus Solus, où Gérard Lauwerys utilise comme encre l'or râpé de l'écu à la chaise dilué dans l'eau, et pour plume l'épine d'une rose.

  Quoi qu'il en soit, je n'entends pas étudier ici Roussel, mais les échos entre ce passage de L'inconsolable et la phrase 321 de la Préface. Il est certain que Ricardou, rousselâtre obsessionnel, a lu L'inconsolable, moins qu'il ait repéré ses acrostiches, mais c'était quelque chose à quoi il était attentif. J'ai cité plus haut Salut de Mallarmé dont il proposait une récriture évitant l'acrostiche RAT des premiers vers, et il avait aussi vu le premier quatrain du sonnet d'Arvers former MULE, "mule" doublement en tête dans ce poème adressé à une "tête de mule" qui "ne comprendra pas"...
  Pour mémoire, il y a encore le SALE CUL dans Horace (Ho désespoir...), dont l'intentionnalité est toujours le secret de l'âme de Corneille.

  La vie de Roussel est aussi un mystère, le "vide Roussel" disait Caradec, je n'y reviens pas.

  Je reviens en revanche sur les mots "au bord de l'eau" présents dans la phrase de Ricardou et dans l'ébauche des vers de Roussel, mais cette ébauche était inaccessible avant la découverte en 1989 d'une malle pleine de documents divers.
  C'est la première fois que cette formule "au bord de l'eau" apparaît dans la Préface, dans cette phrase 321 donc, mais on la retrouve ensuite à deux reprises, dans les phrases 325 et 326. Ceci pourrait dénoter quelque intention, et j'aurai peut-être du neuf quand j'arriverai à ces phrases.
  Pour l'heure je remarque que la formule peut hypographier "bordel", mot qui trouve sa place dans cette phrase où apparaît le mot "proxénète" (seule occurrence dans la Préface). Les relations tarifées trouvent aussi place dans Résipiscence, Le lapsus circulaire, L'art du X.
  La formule peut se lire "O bordel O", dans cette phrase où les "ô" sont symétriques aux rangs 15.

  Parmi les notoires allusions scatologiques de Roussel, il y a ces vers des Nouvelles impressions d'Afrique:
— Quel satisfait vient d’en sortir, celui qui sent
Une odeur connue au seuil du numéro cent ;
  Le numéro 100 était de son temps une désignation courante des WC (merci à Danielle C. pour l'illustration), et il est loisible de se demander si Ricardou n'a pas envisagé ce sens parmi les dérivés du mot "sens" utilisés à partir de "La cathédrale de Sens".
  Le nombre "cent" l'est évidemment, explicitement avec la page 100 de la Préface, où le "centre" se chamarre avec les lettres du mot "sans".
  Mon étude sur Résipiscence m'avait conduit à y dénombrer 100 éléments symétricologiques:
Peut-être que, du point de vue symétricologique, chacun de ces couples ne compte que pour un élément symétricologique, et l'on aurait donc, puisque le total de 114 phrases débutait par 12 phrases non symétricologiques, un compte rond de 100 éléments symétricologiques,
  Ainsi, la "cathèdre épiscopale" sur laquelle s'assoit le client de la strip-pisseuse ne serait-elle pas la "cacathèdre du 100"?


  Une autre petite chose, à laquelle je ne vois guère de signification, mais qui sait?
  Ayant dénombré les mots de toutes les phrases, j'ai constaté que 8 puissances de 2 sont présentes, de 1 (20) à 256 (28), où il ne manque que 8 (23), le nombre fétiche (mais justement ce 256 ou 28 le plus difficile à caser est la 1e de 8 phrases suspectées former un ensemble).
  Les phrases concernées sont:
1 mot, phrase 141 (Non.);
2 mots, phrase 138 (Et après ?);
4 mots, phrase 72 (Réellement, vous l'ignorez ?);
16 mots, phrase 132;
32 mots, phrases 89, 105;
64 mots, phrases 41, 64 (!), 88 (8x8?), 108, 151, 317;
128 mots, phrase 69;
256 mots, phrase 321.


Note du 17/10: Le billet suivant m'a conduit à un poème de Roussel, publié dans le recueil La Vue (1904), La Source. J'y découvre assez tôt, vers 18-20, précisément là où débute la minutieuse description du dessin figurant sur l'étiquette d'une bouteille d'eau, l'acrostiche inverse EAU, précisément le mot à la rime au vers 19:
Un dessin y figure où du monde s’écrase
Aux abords d’une source ; une donneuse d’eau
En tablier, ayant en guise de chapeau
  Ceci accroît prodigieusement la coïncidence de l'acrostiche PIPI (ou IPIP) avec la phrase de Ricardou caractérisée par les symétries PI-PI et Ô-Ô.

  La seule autre possibilité d'acrostiche dans La Source ayant retenu mon attention apparaît dans les 3 derniers vers du poème, achevant le livre:

  Il est aussi tentant de renverser ce LUC en CUL, d'autant que l'initiale du vers précédent est un Q, d'autant que l'édition originale Lemerre, répondant aux exigences de Roussel, faisait suivre ces vers de ce qu'on nomme un cul-de-lampe.

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