19.10.19

ARDUE CROIX, décalez, EX-RICARDOU


  Le précédent billet, consacré à l'étude raisonnable de L'art du X, annonçait de prochains développements qui le seraient moins, que voici.
  Je n'étais pas loin d'ignorer jusqu'au nom Ricardou en 1999, où j'ai appris que son RAPT (Récrit Avisé Par la Textique) d'un passage de la Disparition comptait un E. C'était dans le n° 3 de la revue Formules, à laquelle j'étais abonné, mais je n'ai pas reçu ce numéro, et je n'ai accédé à un texte de Ricardou que dans le numéro suivant, en 2000, Les leçons d'une erreur, où il expliquait qu'il avait d'abord composé un texte conforme au lipogramme en E, puis que, sur épreuves, il avait au dernier moment remplacé "suivant" par "selon".
  Quelques lignes auraient suffi, mais Ricardou y avait consacré 15 copieuses pages, en partie en réponse à une lettre personnelle de Bernard Magné, spécialiste de Perec, annonçant un commentaire dans le prochain numéro de la revue. J'avais vite abandonné ce texte, où abondaient les néologismes textiques totalement rébarbatifs pour un non-initié.
  Magné et Ricardou étaient donc au sommaire du numéro 5, en 2001, l'un pour arguer qu'au-delà de l'inadvertance, Ricardou n'avait rien compris à l'écriture de Perec, et qu'aucune de ses prétendues "améliorations" n'était pertinente, l'autre pour rappeler que Magné avait suivi son séminaire de textique de 1985 à 1990, et qu'il lui avait fallu tout ce temps pour "comprendre qu'il ne comprenait pas". Ricardou éreintait en outre une des rares incursions de Magné dans la création littéraire, son texte numéro 24, suite de 24 lignes de 48 espaces typographiques mettant en évidence un grand X dessiné par des lettres X, en majuscules dans la première version publiée en 1983, en minuscules graissées dans une seconde version de 1988.
  Ricardou a jugé bon de présenter ces deux "24" sur une même page, et il s'agit de la page 224 de la revue :  Une coïncidence 24-48 m'a conduit à évoquer cette querelle, à mon sens déplorable, dans le billet Le grand jeu Hanalogue, en juin 2012. J'ignorais alors presque tout de Ricardou, ne savais même pas qu'il avait écrit des textes contraints, encore moins bien sûr que le X était essentiel dans plusieurs de ces écrits, X coeur du teXte, des lieuXdits, et que ces écrits étaient souvent basés sur les "nombres fondamentaux", 4, 8, et leur rapport 1/2.
  Ricardou a ainsi utilisé les nombres 48 et 24, notamment dans Communications où un personnage a le numéro de téléphone Maillot 24-48, aussi ce maillage de 24 par 48 lettres dessinant un X par des x serait éminemment ricardolien...
  Mais il est avant tout perecquien, puisque X et 24 sont aussi au coeur du monde de Perec. X est la lettre numéro 24, qui était aussi le numéro du salon de coiffure de sa mère, et le seul choix qui restait à Magné était la largeur de ses lignes. Sachant qu'un texte dans cette police à châsse fixe doit avoir environ deux fois plus d'espaces typographiques que de lignes pour offrir un aspect carré, le choix était limité...

  Magné, s'étant très tôt intéressé à la biotextualité, ne pouvait ignorer l'importance des 4 et 8 chez Ricardou, ainsi que du X. Peut-être y a-t-il aussi pensé en composant numéro 24, peut-être a-t-il montré le texte à Ricardou lors d'un séminaire... L'un comme l'autre ne sont plus là pour éclaircir ces points.
  Il est plus certain que Ricardou n'a pas manqué de penser à son sonnet en X lorsqu'il s'est acharné à éreinter la création de Magné. Pour sa première version, publiée en 1983 dans Petit perecédaire illustré, il dénonce la présence de majuscules intempestives en tête de ligne et dans les noms propres, alors que son propre sonnet est pareillement pollué par d'autres majuscules que celles formant le grand X, lequel souffre d'ailleurs d'une irrégularité qui me semble pouvoir être améliorée, alors qu'il n'y a rien à redire aux parfaits alignements des X de Magné.
  Une éventuelle allusion à son Art du X pourrait être cette note 18:
La place manque pour stipuler, ici, dans le domaine des occurrences médianes, ce qui distingue, sous l'angle structural, la présentation de «numéro 24», occurrence spatio-linéale, et, par exemple, la présentation d'un sonnet, occurrence linéo-spatiale
Ce n'est pas absolument limpide, mais que vient faire un sonnet dans cette galère?

  Curieusement, la première publication de L'art du X date aussi de 1983, dans le numéro de printemps de Littératures, aujourd'hui accessible en ligne, également hommage à Perec disparu en 1982. Je ne sais lequel est paru en premier, mais il me semble improbable qu'un auteur ait connu l'oeuvre de l'autre avant leurs publications.
  Ces deux textes ont aussi ont commun d'avoir été réédités, légèrement remaniés, en 1988 dans La cathédrale de Sens, et en 1989 dans Perecollages 1981-1988.

  Je rappelle que les numéros de Formules concernés sont aussi accessibles en ligne, sur le site de la revue.

  J'avais oublié que c'était la coïncidence 24-48 qui m'avait conduit à évoquer cette controverse Ricardou-Magné, et une autre pétrifiante coïncidence m'avait conduit à découvrir dans ce même billet, Le grand jeu Hanalogue, que Ricardou était l'auteur d'un roman, Les lieux-dits, et à apprendre plus tard que la fourmi "diagonale" Atta bellifera d'une nouvelle de Lahougue tirait son nom de ce roman, et sa propension à l'oblique de la diagonale BELCROIX formée par ces lieux-dits.
  Ce n'est que ce mois que j'ai découvert que le jeu diagonal des mots de la nouvelle de Lahougue était déjà utilisé dans L'art du X.

  Ceci m'avait ouvert sur deux improbables collisions entre nos écritures. Ricardou et moi avions eu, la même année 1999, la fâcheuse idée de remplacer "suivant" par "selon". 30 ans avant ma création d'une table des chapitres en carré formant la diagonale ROSENCREUTZ, Ricardou avait fait de même avec un carré formant la diagonale BELCROIX.
  J'ai ensuite trouvé d'autres rencontres lorsque j'ai surmonté mes premières impressions face à la rébarbative textique.

  De nouvelles similitudes sont apparues avec L'art du X. L'une des formes du sonnet est titrée Code X, jeu avec "Codex" qui serait le titre du livre en possession de la fille du Midi-Minuit. Relisant mon Grand jeu Hanalogue de 2012, je m'aperçois que j'y avais fait le même jeu. Les 2 formes de numéro 24, le texte en X de Magné, figurant page 224 de Formules, et 112 étant un nombre important chez Perec, j'avais imaginé que cette page 224 serait le folio 112b d'un codex, et le jeu avec "code X" m'était aussitôt venu.
  Je signalais dans le précédent billet que dans le décodage des phrases correspondant à
un sonnet qui s'oppose à ses rêves en retournant ses vers
les mots apparaissent aux positions 1-2-3-4-8-6-7-5-9-10-11-12, c'est-à-dire que les positions 5 et 8, correspondant à "oppose" et "rêves", sont interverties. Ceci est évidemment en rapport avec la dernière phrase de la partie III, peu après:
— Or, « Ses rêves », en les retournant, ne seraient-ils pas « ses vers » ?
  Il se trouve que le 20 novembre 2002, j'avais proposé ce palindrome à la Liste Oulipo,
le rut à nos rêves oppose verso naturel
en 8 mots et 32 lettres, 4 fois 8.
  Le RUT apparaît en filigrane dans le premier texte du recueil, Le lapsus circulaire, avec l'énigmatique invitation sur une affichette:
Renverse-moi, je suis ta Créature...
Le narrateur en déduit qu'il faut scinder en deux groupes de 4 lettres, CREA donnant 4, TURE renversé ERUT, correspondant aux lettres de valeurs 5-17-20-19, pour obtenir le téléphone de la Créature de Rêve, 45-17-20-19...

  Il me souvient d'avoir envisagé d'utiliser le jeu "sonnet" "son net". J'ai fait une recherche "son net" sur la Liste Oulipo depuis ses débuts, et ai trouvé 3 occurrences.
  Le 6 mai 2003, Alain Chevrier proposait de travailler cette contrainte dite isogramme, et donnait l'exemple "son net".
  Je l'avais manifestement oublié quelques mois plus tard, car le 28 novembre je postais dans un message
Le 7 courant je me suis éveillé avec en tête "le son net" et l'idée d'écrire un sonnet qui n'ait justement pas un son net. 
C'était pour expliquer comment m'était venu l'idée du sonnet écrit le matin du 7, où "le son net" était devenu "leçon net" (voir l'annexe en fin de billet).
  Le sujet est revenu sur la liste en janvier 2014, et le 19 le même Alain Chevrier proposait ces deux sonnets lettriques isogrammes (en 14 lettres)
TRESSAGE SONNET
TRES SAGE SON NET
  J'ai utilisé le même jeu "tressage" "très sage" dans le titre de ma communication à Cerisy, de façon presque obligatoire imposée par le jeu "très fou" "tserouf", sans me souvenir de ce sonnet lettrique de Chevrier, lui-même habitué de Cerisy (mais je me souviens maintenant avoir apprécié ce jeu 4-4-3-3).

  Je reviens au billet L'art du X, et l'art du Ricardou qui m'a conduit à approfondir ce dernier texte de La cathédrale de Sens. J'y suis parvenu par un chemin tortueux, sans aucun fil logique apparent, passant par un thriller de Glenn Cooper et la suite arithmétique A003136, donnant les nombres de la forme a2+ab+b2.
  Ce roman contenait deux énigmes numériques, les réelles 112 notices de la Prophétie des papes, d'actualité puisque le pape François serait le 112e et dernier pape selon cette prophétie, et les 24 nombres tatoués à la base de la queue des Lémures, correspondant à des numéros de vers du Docteur Faustus de Marlowe, formant un acrostiche en 24 lettres,
MALACHY IS KING HAIL LEMURES.

  Je viens d'évoquer les deux numéro 24 au folio 112b du codex Formules, mais il y a davantage, car la journée de 24 heures, ou deux fois les 12 heures du cadran des heures, est amplement convoquée dans L'art du X (qui est toujours la lettre numéro 24, mais plutôt 23 pour Ricardou), et les 8 variantes du sonnet comptent 8 fois 14 vers, 112.
  Elles dévoilent peu à peu le grand X formé par certaines lettres,
X expose un sonnet qui s'oppose à ses rêves en retournant ses vers en sa croix.
et l'acrostiche étendu
X ajoute ces mots en colonne et puis cesse.
  Le 112e pape François est l'occasion de rappeler qu'un des plus célèbres acrostiches est celui du Songe de Poliphile, traduit
  François Colonne serviteur fidèle de Polia
par Béroalde de Verville.

  112 est un nombre de la suite A003136, avec a et b égaux à 4 et 8, les nombres fondamentaux de JEAN-RICARDOU:
42 + 4x8 + 82 = 16 + 32 + 64 = 112.
  Il est évidemment plus probable que Ricardou ait utilisé ses nombres fétiches avec les 4 parties du texte et les 8 sonnets.

  Mon obsession numérique m'a conduit à recenser tous les "mots de passe", en italique dans les phrases en romain,
X une règle sonnet consacré tester au d une vertus sa étroit si Vers sommets ascendante vers l alentour le texte le D ces il effet écriture qui oppose ses X tenir sont donc nécessaire il dans son en façon semble avec Au quatorze car aiguilles croisement l un son
soit 50 mots, 213 lettres, de valeur 2604,
en romain dans les phrases en italique, 
sonnet tester une règle sexe fait subir jouir une
soit 9 mots, 41 lettres, de valeur 532.
  De discernables multiples de 4, comme dirait JR, mais je remarque surtout la somme, 3136, carré de 56, et numéro de la suite OEIS qui occupait mon esprit lorsque j'ai été conduit à m'intéresser à L'art du X.
  56+56 = 112, mais il n'est guère imaginable que ceci ait été voulu, car la première édition du texte avait un autre "mot de passe", assouplir, dans la 112e phrase de 12 mots (ou plutôt d'environ 12 mots, puisqu'il y a diverses exceptions).

  Il y avait donc dans cette première version 283 phrases d'environ 12 mots, dont 60 avec des "mots de passe", et 223 sans. J'imagine que Ricardou a demandé aux Impressions nouvelles de reprendre exactement son texte de Littératures, et que quelques erreurs sont passées inaperçues lors de la lecture sur épreuve.
  60 phrases particulières de 12 mots. Ce pourrait être significatif dans un texte où le cadran d'une montre ou d'une horloge est au premier plan, et il est au moins assuré que le nombre 12 de mots ne doit rien au hasard.
  Toutefois l'éventuelle erreur sur "assouplir" amène une autre possibilité, avec 32 mots en italique du sonnet et de ses messages dans 32 phrases en romain des 3 premières parties. 32, c'est 4 fois 8.
  Je me demande si Ricardou a réellement compté ses phrases, ou du moins si leur nombre ne serait pas la conséquence d'une erreur. J'ai évoqué dans le précédent billet l'absence de la phrase codant pour le mot "Et" du sonnet, au début du 11e vers, alors que les positions des "mots de passe" l'encadrant sont aux rangs 9 et 11 de ces phrases successives:
Dès lors, je me suis voulue attentive aux appogiatures: avant et après. Dessous, je lis "tournant"; dessus je vois "vers": voici donc le signe.
  Lorsqu'il déroge ailleurs à sa contrainte, Ricardou ne manque pas d'y faire allusion dans le texte, et je ne vois rien de tel ici. N'aurait-il pas oublié une phrase?
NOTE: après réflexion, je me demande si ce manque du SON "ET" ne ferait pas pendant aux deux mots "SON NET" de la 8e phrase, aux positions 8 et 9, qui deviennent un seul mot, "SONNET", dans le décodage.

  Ce qui me mène à conclure, avec l'explicitation de mon titre. L'antépénultième billet, 290e de Quaternité, avait un titre de valeur 290, L'art du X, et l'art du Ricardou, avant que je découvre que le texte principal contenait 290 phrases de 12 mots (environ toujours), en y incluant les phrases codées.
  Dans le billet suivant, 291e, je justifiais la valeur 291 du titre L'ardu X, ambigument le Ricardou, par la phrase en exergue au texte.
  Pour ce billet, 292e, j'envisage donc la possibilité d'une phrase oubliée pour justifier des titres de valeur 292. En marge de celui choisi, j'ai trouvé l'ardu X, drôlement le RICARDOU, aussi l'ardu X, plaisamment ARDU CROI , également l'ardu X, doublement l'ARDU CROI, encore ardu X, assurément ARDU CROI.
  D'autres idées :
lieuXdits : Lardux, Arducroi
En "L'art du X", S a omis le "et" en fait.

  Note du 12/08/2020: En fait, S, Schulz, moi, avait mal compté  les phrases l'an dernier, et il y en a indubitablement 283 dans les deux versions publiées du texte, plus la phrase en exergue, plus les 8 phrases codées, soit 292 sans avoir besoin d'invoquer une éventuelle omission dans les textes publiés (je sais maintenant que Ricardou écrivait à la main,et que c'est Erica Freiberg qui retapait les textes à la machine, avant l'envoi à l'éditeur, d'où d'autres possibilités d'erreurs).

  Ce 292e billet est publié le 19 octobre, 292e jour de l'année, aux 4/5es de ses 365 jours. Ceci m'évoque l'Epithalamion de Spenser, basé sur les nombres 24 et 365 du jour et de l'année. L'art du X pourrait être une autre approche du temps, basée sur les nombres 12 et 60.

  J'ai forgé un palindrome de valeur 248, les "nombres fondamentaux":
à "révère" s'oppose "rêvera"

  Une petite chose enfin. J'avais cité dans Le grand jeu Hanalogue un article citant un article de Magné sur Ricardou, du temps où il en était admirateur. Reprenant cet article, je vois qu'il est signé Frank Wagner, le probable frère de Nicolas Wagner, l'auteur dans Formules n° 9 de l'article qui m'avait fait découvrir la grille LETTERS de John Barth. Il y citait aussi Ricardou, et dans le même numéro il y avait le Ecrire en colonne de Cyril Epstein, où le nom Wagner apparaissait, des grilles de Robert Rapilly, et la mienne.
  L'article de Franck Wagner commence par
Par le mot par commence donc le texte de cette communication : détournement convenu – j’en conviens – de « Fable » de Francis Ponge, et exemplification de ce stéréotype de la modernité que constitue le recours aux ressources du métatextuel.
  C'est une allusion déclarée à un poème de Ponge, mais je doute que Frank Wagner ait aussi pensé alors à L'art du X, où Ricardou pratique un autre détournement, "par" y étant le mot de passe en position 12:
—Viens, Epsilon, répond-elle, écoute mon message : rien ne finit par "par".

ANNEXE: le message posté sur la Liste Oulipo à 12:08 le 7 novembre 2003 (il y a un acrostiche):
           SANS QUE (l'apparent taise)

Leçon (sans la cédille ((essentiel accessoire
Aidant (((on s'abandonne à chaque échappatoire
Pour ne pas absorber qu'un fat ragot ((((comme un
Perpignanais* (((((centriste** [un sentiment commun

Abhorre l'excentrisme [[ainsi voit-on l'ivoire
Refusé sans label "ex-Ceylan" [[[de déboire
En déboire [[[[du thé parfumé de jasmin]]]]
Nommée actuellement Sri Lanka]]] et l'humain

Ténébreux à jamais rester inconsolé]]
Tant est démérité l'effort de l'isolé]
Avide de dollars))))) qui a perdu la Têt))))

Incohérent))) à lire "arçon fut cavalier"
Sans le confondre avec "art confus ça va lier"))
Exemplaire banal d'un vaste réseau) net.


* Jacques Arago (natif de Perpignan [sur la Têt]
comme François) composa un lipogramme en A.
** Le centre du monde serait selon Avida Dollars
la gare de Perpignan

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