10.2.18

Very Verissimo


  7 février: je suis en train de relire Pandemia, le thriller de 2015 de Franck Thilliez que j'avais lu dès sa sortie, alors que j'avais entrepris de lire ou relire tous les Thilliez après la découverte d'allusions au nombre d'or dans [Gataca]. Ceci m'avait conduit en juin-juillet 2015 à la découverte en quelques semaines de trois romans en 34 chapitres, ouvrant une fructueuse piste.

  J'avais été un peu déçu par la fin de Pandemia, ne m'ayant pas paru à la hauteur de l'extrême tension développée peu à peu dans le roman. Je suis moins négatif aujourd'hui, mais je n'étais pas encore arrivé à cette fin ce 7 février en début d'après-midi où un beau soleil invitait à une "balecturade".
  Les 725 g de Pandemia n'étant pas bienvenus, j'ai choisi les 170 g du Doigt du Diable, du Brésilien Verissimo, emprunté quelques jours plus tôt à la médiathèque d'Herbès (Manosque), au hasard de mes déambulations dans les rayons.

  C'est le récit à la première personne d'un jeune journaliste venu enquêter à Manaus sur les plantes hallucinogènes, et les 7 premiers chapitres du livre sont intitulés des noms de ces diverses plantes, laissant planer quelques doutes sur la véracité du récit (ma se non è verissimo, è bene trovato). Le 8e et dernier chapitre, Eau, semble cependant confirmer les confidences qu'a faites au journaliste un certain Josef Teodor dans un bar dont il est un client attitré.

  Peut-être ces 8 chapitres surdéterminent-ils d'autres 8 du roman, où est imaginée une secte dont les membres se font amputer des deux pouces. Selon le Danois fondateur de la secte, les seuls êtres sauvés lors du Jugement Dernier seront ceux qui auront renoncé à ces doigts responsables de tous les péchés, d'après son interprétation de la fresque de Signorelli à Orvieto, où Fra Angelico est représenté le pouce levé.
  Les candidats au Salut devront ainsi n'avoir que 8 doigts, et se trouver dans l'un des 8 portails terrestres autorisant l'ascension vers les Cieux.

  Toujours selon Teodor, un candidat à ce Salut a été le docteur Curtis, se repentant d'avoir créé un virus destiné à éliminer certaines ethnies, mais qui a frappé indistinctement toutes les races.
  Teodor est un tueur, qui connaît 21 façons de tuer à mains nues, et qui a été chargé de tuer Curtis par les commanditaires du virus, le Groupe Meierhoff (évoquant le groupe Bilderberg). Theodor a suivi la trace de Curtis jusqu'à l'un des 8 portails, un triangle formé par le Rio Negro, l'Amazone et l'Equateur, et l'a tué, ainsi que le Danois qui vivait là avec quelques disciples à 8 doigts.

  Le Groupe Meierhoff est constitué des 4 associations qui dirigent le monde, comme les 4 doigts de la main (d'un Corrigé), et ils ont parfois besoin d'un coup de Pouce pour exécuter leurs basses oeuvres.
  Teodor, dit le Polak, le Missile, est l'un de ces supplétifs, aussi dits Opposables. L'Opposable est d'ailleurs le titre original du roman, O Opositor (2004), ce qui peut désigner aussi bien le doigt "opposable", le pouce, que l'opposé, l'adversaire.
  Ceci m'est évocateur, car le roman précédent de Verissimo, Borges et les orangs-outangs éternels (2000), fait pour moi partie de la nébuleuse des avatars de La mort et la boussole, avec cette particularité que Verissimo y associe Queen, auteur de L'Adversaire, roman évidemment inspiré par la nouvelle de Borges.

   J'en ai parlé à maintes reprises, en dernier lieu ici. Dans ce roman Verissimo fait enquêter ensemble Borges et Vogelstein, traducteur pour une adaptation brésilienne du Mystery Magazine d'Ellery Queen, sur le meurtre d'un certain Rotkopf.
  Il y a des liens entre les deux romans de Verissimo, où la véracité du récit est à chaque instant remise en cause. Si la prétendue victime du premier est un nommé "tête rouge", le prétendu assassin du second est aussi appelé "l'homme rouge", à cause de son teint rubicond, et finit assassiné à son tour à la fin du roman, ce qui semble valider ses confessions.
  Il ne me semble pas innocent que cet être au caractère diabolique, par ses pouces et sa couleur, soit chargé de tuer un Curtis, nom parfois utilisé pour l'anagramme Cristu(s); j'avais commenté ici le caractère nettement christique de Joe Curtis, personnage de Route pour l'enfer de Craig Holden.

  Le nom du tueur Teodor m'est évocateur, car dans L'Adversaire l'assassinat des 4 cousins York est commis par quelqu'un qui se prend à la fois pour l'héritier légitime Nathaniel York, disparu en Amazonie (tiens...), et pour Dieu lui-même. Le grec Theodoros est équivalent à l'hébreu Nathaniel, "don de Dieu", et je me suis demandé si Daniel Nathan, réel nom du Queen concepteur des intrigues, n'avait pas fait appel précisément à un Theodore (Sturgeon) pour la finalisation de l'écriture de ce roman.
  Le titre de son édition brésilienne est O jogador adversario (les demoiselles en petite tenue de la couverture n'ont rien à voir avec le texte). On rencontre aussi en portugais l'expression jogador opositor, "joueur adverse".

  Je suis donc revenu de ma balecturade en ayant presque fini Le Doigt du Diable. Je l'ai fini, et suis revenu à Pandemia, intrigué par les points communs entre les deux romans. Dans l'un le docteur Curtis a déclenché une pandémie qui risque de faire disparaître l'humanité, dans l'autre un être malfaisant, connu comme "l'homme en noir", a déclenché une grippe aviaire qui inquiète fort les autorités sanitaires mais qui n'est que la première étape d'un plan diabolique, la réintroduction de la peste dont les symptômes ressemblent à ceux de la grippe, et qui ne sera donc pas soignée efficacement.
  L'homme en noir est finalement identifié dans les chapitres qu'il me restait à lire. Il s'agit de Josh Ronald Savage, un médecin sud-africain surnommé Dr Death, qui a travaillé pour son gouvernement à l'élaboration de maladies spécifiquement destinées à frapper les ethnies noires.

  Il est patent que les docteurs Curtis et Savage sont inspirés par un même personnage réel, Wouter Basson, dont les multiples crimes ont été amnistiés après 30 mois de procès en 2002, et qui n'est toujours pas radié de l'ordre des médecins à ce jour. Il n'est pas si vieux, car il a exactement mon âge, étant né le même jour que moi, le 6 juillet 1950. On va dire qu'étant nés dans deux hémisphères différents, je suis autant angélique que lui diabolique (j'ai conté ailleurs comment j'ai été partiellement amputé d'un pouce bifide à 4 ans).

   J'avais repéré la chose en 2015, à première lecture, connaissant ce Docteur la Mort par une émission de Patrick Pesnot, mais je n'avais pas alors de commentaires à en faire, et j'ai ensuite "oublié" cette implication personnelle peu glorieuse.
  Il en va tout autrement aujourd'hui, avec cette coïncidence que j'aurais toutes les peines du monde à admettre si je n'y avais tenu le premier rôle: untel abandonne Pandemia, peu avant que n'y soit identifiable le Docteur la Mort, pour lire Le Doigt du Diable, inspiré par ce même docteur, né le même jour qu'untel.
  Les coïncidences ne s'arrêtent pas là, car, une fois identifié, le docteur Savage est vite localisé, dans la banlieue de São Paulo au Brésil. Le héros de Thilliez Sharko est envoyé sur place pour accompagner l'opération de la police brésilienne, et c'est lui qui tue Savage lors de l'opération. Le journaliste non nommé du Doigt du Diable vient de São Paulo, ce qui n'est peut-être encore pas innocent car la secte des Sans-Pouces fonde en partie sa croyance sur un verset d'une Epitre aux Thessaloniciens (I,4,17).
  C'est un Polonais qui vient exécuter Curtis au Brésil, et juste avant de partir au Brésil, le 3 décembre 2013, Sharko a été envoyé en mission en Pologne le 1er décembre, où Savage a récolté son virus aviaire. C'est d'ailleurs cette mission qui permet d'identifier formellement Savage. Pologne et Brésil sont les deux seuls déplacements à l'étranger de Sharko dans le roman.

  Mon premier billet évoquant Thilliez, début mai 2015, était intitulé Nathaniel-Alexandre-Emmanuel, prénoms de même valeur 84. Il commençait par l'étude du roman Le cercle de sang (2004), dont le héros amnésique Nathan Falh enquête sur lui-même, découvre qu'il était reporter sous le nom Alexandre Dercourt, et impliqué dans une organisation utilisant des armes bactériologiques contre des populations ennemies des Chrétiens...
  Je ne pouvais connaître alors Pandemia, paru le mois suivant, dont l'un des personnages est Alexandre Jacob, chef du GIM, Groupe d'Intervention Microbiologique, qui collabore avec la police pour combattre l'homme en noir et ses séides, dont le sigle est trois cercles concentriques, symbolisant les trois derniers cercles de l'enfer. Sans vocation mystique, ces malfaisants espèrent régénérer l'humanité en éliminant ses éléments les plus faibles.

  J'ai lu Deuils de miel juste après Pandemia, et y ai découvert une structure en deux parties de 21 et 13 chapitres. Dans la seconde, le malfaisant se venge d'un village entier en y larguant une nuée de moustiques porteurs du bacille du paludisme. Ce sont me semble-t-il les seuls Thilliez mettant en oeuvre des armes bactériologiques.
  J'ai commenté en juillet 2015 Deuils de miel en même temps que Le labyrinthe de la rose, thriller que je venais de découvrir, plutôt bâclé mais encore en 34 chapitres avec un net partage en 21-13. Il y est question d'une secte chrétienne qui entend précipiter l'Apocalypse pour que ses membres puissent rejoindre Dieu, et du labyrinthe de Chartres. Chez Verissimo, où les Sans-Pouces attendent aussi avec impatience le Jugement Dernier, Curtis a tiré des interprétations diverses du labyrinthe et des autres mosaïques de Chartres, le conduisant à vénérer la forme du triangle, et à se précipiter en Amazonie dès qu'il a appris l'existence de son portail triangulaire...
  La femme de Teodor se nommait Rosa, et a été l'une des victimes du virus créé par Curtis. Le bar où Teodor s'est réfugié à Manaus se nomme aussi Rosa.

  Ces dernières coïncidences sont loin d'être aussi ébouriffantes que la principale, ma lecture le même jour de deux livres inspirés par le docteur Basson, son avatar étant tué au Brésil par un justicier venu de Pologne, mais les autres coïncidences peuvent être aussi significatives pour d'autres personnes que l'implication de Basson l'est pour moi.

  Cette couverture d'une autre édition du roman de Verissimo a pour moi un écho particulier. On y voit dans l'axe du pilier du bar le mot POLEGAR, "pouce", écrit en colonne, comme un acrostiche.
  Or ces 7 lettres formant le "doigt du péché" diffèrent d'une seule lettre des initiales de la liste canonique des 7 péchés capitaux. Il suffit de transformer Colère en Rogne (ou Rage) pour obtenir
Paresse
Orgueil
Luxure
Envie
Gourmandise
Avarice
Rogne
  J'ai parlé ici (cas 93) de La clairière des Eaux-Mortes, où Raoul de Warren trouve des synonymes des 7 péchés pour obtenir l'acrostiche LUCIFER. Il suffirait de remplacer dans la liste canonique Gourmandise par Excès et Avarice par Usure pour obtenir LE POUCE.

  Je me suis demandé si le 7 février de ma découverte pouvait être significatif. Lorsqu'il s'agit de voir quels saints sont célébrés tel ou tel jour, je sors mon Almanach du Pèlerin 1905, où sont donnés plusieurs saints par jour, avant diverses réformes. Voici donc, du 7 au 10 février, en pensant à une amie native de ce jour:
  Ainsi le second saint du 7 février est un Théodore (saint Romuald a été depuis déplacé au 19 juin), or ma précédente utilisation de l'Almanach était pour la consultation du 9 novembre, où j'avais trouvé significatif que Théodore soit suivi par Ursin (lequel ne serait autre que le Nathaniel des Evangiles):
  Wikipédia donne pour principaux Théodores ces deux-là, celui du 9 novembre et celui du 7 février.
  J'avais aussi découvert cet étonnant entrefilet page 40, donnant pour étymologies de nos deux premiers présidents Théodore et fils de l'ours:

  Refeuilletant l'Almanach, j'y trouve page 37 la nécrologie de Louis Deibler, ce qui me rappelle La dévoration, où NEO a fondu en une seule dynastie plusieurs familles de bourreaux français, avec de nombreuses anecdotes réelles. L'Almanach mentionne les difficultés de Deibler à trouver un logement, car il était une cible déclarée des anarchistes. Il avait trouvé en 1892 un appartement rue Michel-Bizot, mais le propriétaire a dénoncé le bail après l'attentat contre le restaurant Véry, où avait été arrêté Ravachol, 24 boulevard Magenta (ce qui me rappelle la mort en 1923 d'un autre anarchiste bd Magenta, Philippe Daudet).

  Ceci me fournit une cheville inespérée pour aborder ce sur quoi je comptais clore ce billet, et qui lui a en partie donné son titre. Lors de ma dernière investigation parmi les clones de La mort et la boussole, dont le plus étonnant est peut-être Le mystère des ballons rouges, pastiche d'Ellery Queen par Thomas Narcejac, j'ai découvert l'existence d'une nouvelle de Pierre Véry titrée Prenez garde aux ballons rouges, et dédiée A Ellery QUEEN, grand seigneur au royaume de la fantaisie.
  J'ai commandé le recueil où elle a été publiée, Cinéma, cyanure et compagnie (1954), mais n'y ai pas trouvé sur le coup matière à rebondir.
  Le retour à Borges via Verissimo était l'occasion d'au moins mentionner le fait, et les nouveaux éléments amènent à plus qu'une simple mention.

  La nouvelle semble inspirée par le roman de Queen de 1937, The Door Between, dont je donne encore une couverture brésilienne. La romancière Karen Leith est trouvée la gorge ouverte dans une chambre close, nulle arme à proximité... Ellery montrera qu'il s'agissait d'un suicide, une pie étant venue dérober la branche de ciseaux étincelante utilisée, mais un suicide provoqué: Karen a mis fin à ses jours car son médecin et fiancé John MacClure l'avait persuadée qu'elle était atteinte d'un grave cancer. Je m'étais inspiré pour la mort de Tom Lapnus dans Sous les pans du bizarre de cette branche de ciseaux disparue, ensuite découverte cachée chez Noël Medec.
  Dans la nouvelle de Véry, l'excentrique Beauregard, "un vrai sauvage" dit-on de lui, est trouvé la gorge ouverte dans la lande, nulle arme à proximité... Comme on le voyait souvent se promener avec des ballons rouges, son médecin le docteur Vinson suggère qu'il a pu se suicider avec une lame de rasoir, et l'attacher aux ballons pour faire croire à un meurtre. C'est en fait le docteur Vinson qui a commis le crime, pour des raisons sordides.
  Vinson rime avec Basson, le "vrai" Docteur la Mort, le "sauvage" peut faire penser au docteur Savage, et il devient encore plus hasardeux de rapprocher le docteur MacClure de Curtis, mais il y a déjà là de quoi s'inquiéter des médecins assassins dans la réalité et dans la fiction.

  Il n'y a pas lieu d'imaginer que Prenez garde aux ballons rouges n'ait pas dû son titre au Mystère des ballons rouges, que Véry connaissait probablement, d'ailleurs l'une des nouvelles du recueil, qui tiennent plus du "à la manière de" que du pastiche, La police de Dieu, est dédiée A Thomas Narcejac.
  On y voit un criminel qui se fie au hasard pour déjouer les recherches policières, mais le "hasard" se retourne contre lui, et le fait condamner pour un crime qu'il n'a pas commis. Si Dieu est absent du Mystère des ballons rouges et n'est convoqué que pour masquer un plan criminel chez Borges, il joue un rôle majeur dans divers roman de Queen et notamment dans L'Adversaire.
  Tiens, il y a eu une récriture récente de La police de Dieu, que je vais me procurer.

Note du 14/2: quelqu'un a suggéré que Pologne et Brésil de Thilliez auraient pu être empruntés à Verissimo. C'est possible, mais Thilliez n'avait aucun besoin d'avoir lu Verissimo pour introduire le Dr Death dans son roman, et les deux romans n'ont que cela en commun, le Dr Death tué au Brésil par quelqu'un venu de Pologne.
  En revanche, cela m'a rappelé qu'il y a diverses ressemblances entre des thèmes de Thilliez et des oeuvres antérieures, la plus nette étant l'intrigue du Syndrome [E] qui semble très proche de La conspiration des ténèbres de Theodore Roszak. Il semble aussi que Thilliez y ait rendu hommage par les noms de certains de ses personnages. Je n'y reviens pas, mais constate surtout que le héros du roman de Theodore se nomme Jonathan, trahissant une évidente identification. Roszak est par ailleurs un nom de famille juive de Pologne.
  Ainsi ces deux romans de Thilliez peuvent-ils évoquer deux autres romans, l'un écrit par Theodore Roszak, issu d'une famille juive polonaise, et l'autre dont un personnage essentiel est le Polonais Josef Teodor. Par ailleurs Le syndrome [E] est le premier volet d'une pentalogie s'achevant avec Pandemia, où Franck Sharko et Lucie Hennebelle affrontent des forces maléfiques téléguidées par le cercle de l'homme en noir.

1 commentaire:

blogruz a dit…

Dans la troisième saison de Designated Survivor, un certain Wouter Momberg a créé un virus pour stériliser les Américains de couleur. Wouter Basson n'est pas cité.